Par Patrick Barban, Professeur de droit privé à l’Université CY Cergy Paris Université

Les travaux de la BCE, dont la phase 1 vient de s’achever par un rapport publié le 18 octobre 2023, sont intégrés dans la récente proposition pour un euro numérique du 28 juin 2023. L’objectif est de créer une version numérique des espèces présentant les mêmes qualités d’utilisation et d’accès universel. L’euro numérique pourrait ainsi réduire la fragmentation de la zone euro et permettre des innovations importantes dans ce domaine.

Quelles différences entre l’euro numérique et les autres formes monétaires ?

On oppose traditionnellement la monnaie fiduciaire (pièces et billets de banque) à la monnaie scripturale (monnaie en compte). L’euro numérique, quant à lui, sera une version hybride de ces deux monnaies.

D’une part, l’euro numérique s’inscrira à côté des espèces dont il partagera certaines caractéristiques. Il disposera ainsi d’un cours légal comme ces dernières, ce qui signifie qu’il sera interdit de le refuser en paiement d’une dette libellée en euro. En outre, l’euro numérique sera adossé à la banque centrale, laquelle ne peut faire défaut. À l’inverse, la défaillance d’une banque commerciale conduit en général au blocage de l’argent déposé en compte, sauf existence d’un fonds de garantie des dépôts dont l’action reste limitée.

D’autre part, l’euro numérique empruntera à la monnaie scripturale son caractère incorporel : l’euro numérique sera logé soit dans des comptes, soit sur des supports physiques à l’image de la monnaie électronique. Sa circulation empruntera bien plus aux opérations de paiement classiques qu’à l’échange physique de pièces et de billets.

Comment fonctionnera l’euro numérique ?

L’euro numérique aura principalement une vocation de paiement. Les particuliers pourront le stocker sur des comptes en ligne ou des supports hors ligne mais cette faculté de dépôt sera limitée en montant et ne pourra donner lieu à la moindre rémunération. Les professionnels, à l’inverse, ne pourront pas stocker d’euros numériques : les fonds reçus seront immédiatement transférés sur un compte scriptural. L’objectif ? Éviter une trop grande concurrence avec les comptes de dépôt bancaire et un risque de retrait massif vers l’euro numérique, en cas de difficultés économiques.

Les opérations en ligne seront réalisées par l’intermédiaire de prestataires de services de paiement. Ces derniers seront chargés d’assurer la réalisation des opérations de paiement et des opérations de transferts des euros numériques depuis et vers les comptes bancaires. L’euro numérique pourra également être utilisé hors ligne. Il sera stocké sur un support et les paiements réalisés, d’ordres limités, pourront être effectués sans connexion. Cela permettra tout à la fois d’assurer l’accès aux paiements dans les zones faiblement couvertes et de permettre une inclusion bancaire en fournissant des outils faciles à utiliser pour les personnes en situation de précarité monétaire ou numérique.

Comment s’inscrit l’euro numérique dans la stratégie numérique de l’UE ?

L’euro numérique est envisagé comme l’une des briques de l’édifice numérique en cours de construction. En particulier, la BCE promeut l’usage du portefeuille d’identité numérique prévu dans le cadre de la révision du règlement sur l’identité numérique (eIDAS) comme mode d’authentification pour réaliser des transferts de fonds en euro numérique. De même, le règlement sur les marchés de crypto-actifs exclut de son champ d’application les monnaies de banque centrale permettant potentiellement l’utilisation de la technologie blockchain dans ce domaine, laquelle présente des garanties en matière de protection des données personnelles, de fonctionnement collectif et de sécurité.

La numérisation de la monnaie de banque centrale met-elle en péril l’anonymat des utilisateurs ?

C’est sans doute le point le plus problématique et l’euro numérique souffre de sa comparaison avec l’euro espèce. Alors que ce dernier est un instrument au porteur préservant totalement l’anonymat de son propriétaire, l’euro numérique est nécessairement relié à un alias connecté à internet et conduisant au traitement de données personnelles. L’usage des outils hors ligne limitera toutefois l’accès aux données personnelles mais ne le supprimera pas, car ces supports nécessiteront une authentification pour les recharges et décharges.

À la question du traitement des données personnelles, la BCE avance dans son rapport, comme principe, une limitation d’accès et de circulation des données, principe toutefois immédiatement modulé par des exceptions. Certaines sont convaincantes, comme la lutte contre le blanchiment d’argent, et d’autres moins, par exemple l’amélioration des services par le transfert des données aux opérateurs commerciaux. Ces craintes sont d’autant plus légitimes qu’à terme, un euro numérique pourrait faire disparaitre les espèces, seule forme monétaire garantissant parfaitement l’anonymat.

Le spectre d’une surveillance de masse pourra miner la confiance des utilisateurs. C’est pourquoi la proposition de règlement sur le cours légal des billets et pièces en euro qui impose le maintien de ce type de monnaie est bienvenue, sous réserve qu’elle soit maintenue dans le temps.