Par Pierre Esplugas-Labatut, professeur de droit public à l’Université de Toulouse Capitole

Serait-il constitutionnellement possible d’interdire l’exercice du droit de grève à certaines périodes de l’année dans les transports ?

Le député et président de l’Union des droites républicaines, Eric Ciotti, a indiqué le 13 novembre 2024 vouloir déposer une proposition de loi visant à « interdire la grève pendant les 15 jours de la trêve de Noël » ainsi que « les premiers et derniers jours de toutes les vacances scolaires ». Cette simple annonce fait suite à une proposition de loi plus précise, déjà adoptée en première lecture au Sénat le 9 avril 2024, présentée par le sénateur Hervé Marseille et « visant à concilier la continuité du service public de transports avec l’exercice du droit de grève ». Ce texte, applicable aux services de transport terrestre de voyageurs, a notamment pour objet d’interdire la grève « entre 6 heures 30 et 9 heures 30 et entre 17 heures et 20 heures pendant des périodes continues pouvant aller jusqu’à sept jours », la définition de ces périodes étant prudemment renvoyée à un décret en Conseil d’Etat.

Ces deux positions interrogent naturellement sur leur constitutionnalité. On ose à peine rappeler que la logique générale des jurisprudences constitutionnelle et administrative est de concilier des droits ou principes d’égale valeur constitutionnelle, d’une part, le droit de grève et, d’autre part, d’autres droits ou principes comme la continuité du service public ou la liberté de circulation (CE, ass., 7 juill. 1950, n° 01645, Dehaene et Cons. const. 25 juill. 1979, n° 79-105 DC, Loi relative à la continuité du service public de la radio et de la télévision). La difficulté est que l’appréciation d’une juste limitation au nom de cette conciliation est subjective et donc délicate à formuler a priori. Tout au plus, peut-on affirmer en droit que les restrictions au droit de grève ne doivent pas conduire au rétablissement d’un service normal.

Toute la question est donc de savoir si une mesure franche d’interdiction, même limitée dans le temps, participe d’une juste conciliation. On notera que le droit français admet déjà des mesures d’interdiction de la grève, par exemple, pour les policiers, les magistrats, les militaires, les gardiens de prisons, les agents chargés du contrôle et de la protection des matières nucléaires et qu’à ce jour celles-ci n’ont pas été contestées. Toutefois, ces hypothèses peuvent correspondre à des services qui correspondent, selon la formule du Conseil constitutionnel, aux « besoins essentiels du pays ». Or, si l’on caricature à l’excès, permettre aux français de prendre le train pendant les vacances de Noël ou les « grandes vacances » répond-t-il aux « besoins essentiels du pays » ? Rien n’est moins sûr ! Cela est d’autant plus vrai que les personnes désireuses de se déplacer peuvent en l’occurrence utiliser des modes de transport concurrents.

Toutefois, en faveur de la thèse de la constitutionnalité des propositions énoncées, on peut faire valoir qu’il ne s’agirait pas d’une interdiction pure et simple de la grève dont l’exercice ne serait limité que dans le temps à un moment où la demande de transport est plus forte et certaines périodes de vacances scolaires ou incluant des jours fériés et, au sein de ces périodes, aux seules « heures dites de pointe »). 

Du point de vue de la technique contentieuse, il y aurait, s’agissant de la proposition de loi sénatoriale adoptée, un risque d’incompétence négative au vu du renvoi au règlement de la définition des périodes d’identification de la grève. L’alinéa 7 du Préambule de la Constitution de 1946 précise en effet que c’est bien la « loi » qui aménage le droit de grève, même si l’on sait que le Conseil d’Etat admet, « en l’état actuel de la législation », une compétence réglementaire. 

Ceux qui défendent cette interdiction s’inspirent de l’exemple italien. Est-il transposable en droit français ?

Il est exact que les propositions visant à interdire la grève à certaines périodes de l’année s’inspirent directement de celle en vigueur en Italie depuis la loi n° 146 du 12 juin 1990, modifiée par celle du 11 avril 2000. Au terme de cette législation, la grève est en effet interdite pour la période du 10 au 20 août, du 23 décembre au 7 janvier, les cinq jours qui précèdent Pâques et les trois jours qui suivent ainsi que, de manière inattendue, mais à la réflexion pas si absurde, cinq jours avant et après une consultation électorale. A ce jour, il n’existe pas, à notre connaissance, d’arrêts de la Cour constitutionnelle italienne contestant une telle législation (même si elle reste contestée en tant que telle par les syndicats qui ont déposé une réclamation devant le Comité européen des droits sociaux). Or, on sait que le Conseil constitutionnel est des plus attentifs à l’harmonisation de ses solutions avec les Cours constitutionnelles étrangères « leaders » comme la Cour italienne, ce qui serait éventuellement un argument favorable pour admettre une telle législation restrictive.

Aussi, face aux incertitudes entourant la constitutionnalité d’une loi interdisant la grève dans les transports de voyageurs à certaines périodes, est-il préférable d’en rester, au moins sur le principe, au dispositif actuel tiré de la loi n° 2007-1224 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs et visant à organiser un « service prévisible ». En prenant en compte, déjà à l’époque, directement le modèle italien d’obligation de négociation préalable, l’apport de ce texte a été de renverser la logique verticale et hiérarchique de la jurisprudence Dehaene en faisant reposer la limitation du droit de grève de manière plus horizontale sur le dialogue social et des procédures de prévention des conflits. Le système n’est sans doute pas parfait dans la mesure où, d’une part, l’obligation préalable de négocier avant toute grève ne l’empêche pas et, d’autre part, des acteurs (syndicats de salariés ou d’agents mais aussi certaines régions comme autorités organisatrices de transport et des entreprises de transport) ont pu être réticents à s’engager dans un processus de prévention des conflits (v. en ce sens, I. Pasquet et M. Laménie, Renforcer le dialogue social dans les transports : le meilleur service à rendre aux usagers, rapport d’information Sénat n° 88 [2013-2014], 17 oct. 2013). La mise en œuvre confine d’ailleurs en pratique parfois au « système D » selon lequel, après que les grévistes se soient déclarés individuellement 48h à l’avance, on ajuste ensuite le service au mieux des besoins du moment en fonction des effectifs disponibles. Il reste que, globalement, l’acceptation sociale des mesures restrictives conduit à ce que le dispositif soit en définitive assez efficient, les services collectifs de transports n’étant en pratique plus paralysés en cas de grève comme cela pouvait être le cas antérieurement. Eric Ciotti lui-même en a certainement conscience puisque, lors de son interview sur TF1, après avoir évoqué l’idée « d’interdire » la grève, il ajoute, de manière quelque peu contradictoire il est vrai, qu’un « service minimum de 50% » serait ainsi assuré. Dans ces conditions, on retrouverait une logique de limitation, et non d’interdiction, du droit de grève, sans doute davantage conforme au droit.