Par Thomas Hochmann, professeur de droit public à l’Université Paris-Nanterre

« Les femmes adorent faire du cheval. Elles ont le clito qui frottent sur le pommeau de la selle. Elles jouissent énormément. C’est des grosses salopes. » Ces propos et d’autres sorties graveleuses, tenus face caméra par Gérard Depardieu en 2018 et révélés le 7 décembre dans un reportage de Complément d’enquête, ont suscité des réactions opposées dans les rangs de l’exécutif. « Gérard Depardieu fait honte à la France », a déclaré le 15 décembre la ministre de la Culture Rima Abdul Malak, annonçant que le conseil de l’ordre de la Légion d’honneur allait se réunir pour décider de retirer, ou non, la Légion d’honneur que l’acteur avait reçue en 1996 des mains de Jacques Chirac. Invité à réagir dans l’émission « C à vous » du 20 décembre, Emmanuel Macron a pris la défense d’un « grand acteur » qui « rend fière la France ». Grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur, le chef d’Etat a affirmé que celui-ci « n’est pas là pour faire la morale ».

À quelles conditions peut-on retirer la Légion d’honneur ?

Par « retrait de la Légion d’honneur », on désigne deux choses. Pour les citoyens français, ce retrait prend la forme d’une peine disciplinaire : l’exclusion de l’ordre de la Légion d’honneur. Pour les étrangers, qui ne font pas partie de l’ordre, il s’agit simplement de l’abrogation du décret qui attribuait la distinction. Cette dernière possibilité a été ajoutée en 2010, afin de réagir au port de la décoration par le dictateur panaméen Noriega lors de son procès en France pour trafic de drogue.

Le Code de la Légion d’honneur prévoit deux cas de figure. D’abord, en cas de condamnation pour un crime ou à une peine d’emprisonnement ferme égale ou supérieure à un an, le retrait est de droit. Le grand chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur ne fait que le constater. Ce fut par exemple le cas pour Claude Guéant en 2019. On peut donc penser, au moins en première analyse, que Nicolas Sarkozy suivrait le même chemin si sa condamnation à trois ans d’emprisonnement dont deux avec sursis devenait définitive.

Ensuite, l’article R96 du Code de la Légion d’honneur prévoit que les peines disciplinaires « peuvent être prises contre tout membre de l’ordre qui aura commis un acte contraire à l’honneur ». C’est ainsi que l’ancine handballeur Bruno Martini vient d’être exclu de l’ordre de la Légion d’honneur après sa condamnation à un an de prison avec sursis pour corruption de mineur. Il faut néanmoins souligner que cette procédure de retrait est indépendante de l’action judiciaire. On ne saurait s’y opposer en arguant de la présomption d’innocence. La Légion d’honneur peut être retirée à une personne qui n’a pas ou pas encore été condamnée par la justice. On peut se déshonorer sans enfreindre la loi pénale.

La procédure est enclenchée par le grand chancelier de la Légion d’honneur. Le code ordonne à différentes autorités, et notamment aux préfets, de l’avertir des faits graves de nature à entraîner une sanction disciplinaire. Mais le grand chancelier peut également s’appuyer sur les faits plus largement portés à la connaissance du public par les médias. Il doit

bien sûr informer le légionnaire concerné de la procédure ouverte contre lui et lui donner l’occasion de se défendre. Le conseil de l’ordre émet ensuite un avis sur la sanction. Deux tiers des voix sont nécessaires pour recommander l’exclusion de l’ordre. La décision finale revient au président de la République, grand maître de l’ordre, qui ne peut passer outre l’avis du conseil de l’ordre que dans un sens favorable au légionnaire. Autrement dit, si le conseil de l’ordre recommandait de retirer la Légion d’honneur à Gérard Depardieu, Emmanuel Macron pourrait très bien refuser de prendre une telle décision.

Lors de l’émission C à vous du 20 décembre 2023, le président de la République a affirmé que « la Légion d’honneur est un ordre, dont je suis en effet le grand maître, qui n’est pas là pour faire la morale ». Que penser de cette déclaration ?

Cela paraît discutable. Certes, il ne s’agit pas de sanctionner toute incartade, mais la procédure disciplinaire permet bien de sanctionner quiconque aura manqué à « l’honneur ». Le code prévoit également la possibilité de retirer la distinction à l’étranger qui a « commis des actes ou eu un comportement susceptible d’être déclarés contraires à l’honneur ou de nature à nuire aux intérêts de la France à l’étranger ou aux causes qu’elle soutient dans le monde ». Entre un acte « déshonorant » et un acte « immoral », des distinctions peuvent sans doute être opérées, mais leur proximité est indéniable.

Emmanuel Macron ne semble cependant vouloir retirer la Légion d’honneur qu’avec une extrême parcimonie. S’il a insisté, à son arrivée au pouvoir, sur la « revalorisation » de la Légion d’honneur, elle s’est traduite davantage par un resserrement des attributions que par le retrait des décorations à ceux qui s’en sont montrés indignes. Le grand maître paraît très réticent face à l’exercice de cette compétence.

J’en veux pour preuve la révélation, dans le rapport « Duclert » sur la France, le Rwanda et le génocide des Tutsis, du fait qu’un certain nombre d’extrémistes hutus, de responsables du génocide ou des persécutions et massacres racistes qui l’ont précédé, sont détenteurs de la Légion d’honneur. Si l’Élysée a réservé un bon accueil à ce rapport, il n’a nullement entrepris de retirer la Légion d’honneur aux génocidaires rwandais. Un autre exemple de ce refus d’agir est la sinistre affaire de la Légion d’honneur de Franco.

Dans la même émission, le président de la République a affirmé qu’un retrait était possible « post mortem ». Est-ce bien le cas ?

En 2016, Monsieur Jean Ocana, fils d’un républicain espagnol déporté, a demandé à la grande chancellerie d’engager la procédure de retrait de la Légion d’honneur contre Francisco Franco, décoré en 1928. Il lui semblait en effet qu’une dictature sanguinaire était un acte « susceptible d’être déclaré contraire à l’honneur ». La grande chancellerie a refusé en invoquant le décès de l’intéressé. Un recours a été formé devant les juridictions administratives par Maître Sophia Toloudi. Des questions complexes étaient posées : la Légion d’honneur survit-elle au décès ? Dans la négative, pourquoi le code prévoit-il la possibilité de décorer un mort ? L’impossibilité de respecter le contradictoire empêche-t-elle le retrait ou constitue-t-elle une formalité impossible dont le respect ne saurait être imposé à l’Administration ?

Il se trouve que pendant la procédure, par un décret du 21 novembre 2018, Emmanuel Macron a modifié le code de la Légion d’honneur pour exclure de retirer la Légion d’honneur à une personne décédée. En 2022, la cour administrative d’appel de Paris en a déduit que le recours de Monsieur Ocana n’était plus susceptible de revêtir un effet utile et qu’il n’y avait plus lieu de statuer. L’affaire est à présent devant le Conseil d’État.