Par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas, Julian Fernandez, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas et Alexis Marie, Professeur à l’Université de Bordeaux, Co-porteurs du Projet « RefWar » sur la protection internationale des exilés de guerre (ANR 2019-2024)

Quelles réformes de l’asile le projet de loi en cours de discussion à l’Assemblée nationale prévoit-il ?

Moins discutée dans l’actualité et les nombreux commentaires que génère ce projet de loi, la question de l’asile y occupe pourtant une place qui n’est pas négligeable, puisque le titre IV y est consacré. Cette « réforme structurelle du système d’asile » comprend deux éléments principaux.

 D’une part, c’est son article 19, le projet de loi propose une territorialisation de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), chargé d’instruire et de se prononcer sur les demandes d’asile. Cette territorialisation prendrait la forme d’une participation de représentants de l’OFPRA aux pôles territoriaux dénommés « France asile », dont le projet propose la création, et qui regrouperaient la Préfecture – pour l’enregistrement de la demande d’asile – l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) – pour l’attribution des « conditions matérielles d’accueil » qui doivent permettre aux demandeurs de vivre dignement le temps de l’examen de leur dossier – et l’OFPRA, chargé de statuer sur le bien-fondé du droit à une protection internationale. 

L’article 20 propose d’autre part une territorialisation de la Cour nationale du droit d’asile, juridiction administrative spécialisée, compétente pour connaître des recours contre les décisions de rejet de l’OFPRA, qui siège actuellement à Montreuil, en région parisienne. Le projet envisage la création de « chambres territoriales » de la Cour, dont le siège et le ressort seraient déterminés par un décret en Conseil d’État. Le même article propose encore, c’est son dix-neuvième alinéa, que la formation à juge unique devienne, en lieu et place de la formation collégiale actuelle composée de trois juges, la formation de droit commun – laquelle ne serait plus saisie dorénavant que si l’affaire « pose une question qui le justifie ». 

Quelles sont les justifications avancées au soutien de ce projet de réformes ?

La territorialisation, de l’OFPRA comme de la CNDA, est principalement justifiée par des considérations de proximité et de célérité. Si l’on en croit l’étude d’impact, il s’agit en effet, concernant l’OFPRA, de « proposer un parcours plus simple et plus accessible aux demandeurs d’asile », en l’intégrant aux pôles territoriaux qui ne regroupent pour l’instant que les Préfectures et l’OFII, et de « réduire le délai qui sépare l’enregistrement de la demande de l’asile de l’entretien avec l’OFPRA », et, concernant la CNDA, de « rapprocher le juge du demandeur d’asile tout en respectant l’exigence du délai raisonnable ». 

Enfin, l’étude d’impact lie étroitement la territorialisation de la CNDA et la transformation de la formation à juge unique en formation de droit commun : s’il « apparaît nécessaire de modifier la répartition actuelle entre juge unique et formation collégiale en réservant le jugement en formation collégiale aux affaires qui présentent une difficulté sérieuse », ce serait parce que la tenue d’audience collégiale hors de Montreuil serait « très difficile ». 

Les principes du droit d’asile sont-ils remis en cause par ces réformes ?

La territorialisation ne pose pas de difficultés majeures. Longtemps évoquée, elle permettrait assurément de rapprocher l’administration et le contentieux de l’asile du demandeur de protection internationale. Cela pourrait, en outre, réduire les hypothèses de recours aux vidéo-audiences – il faut par ailleurs saluer à ce titre la décision des Sénateurs d’ajouter au projet de loi un article 20 bis permettant au président de la formation de jugement siégeant en vidéo-audience, de sa propre initiative ou sur demande des parties, de « suspendre l’audience » lorsqu’il constate que « la qualité de la retransmission ne permet pas à l’étranger ou à son conseil de présenter ses explications dans des conditions garantissant une bonne administration de la justice ». Tout au plus peut-on s’inquiéter d’un rapprochement physique des services de la préfecture, de l’OFII et de l’OFPRA au sein des pôles « France asile », du fait de la nécessaire indépendance de ce dernier au regard des deux premiers, laquelle, garantie par l’article L121-7 du CESEDA, pourrait être amoindrie de facto par cette organisation.  

C’est toutefois la proposition de faire du juge unique la formation de droit commun qui soulève le plus de difficultés juridiques. Il s’agit là d’un projet qui déroge aux principes du contentieux administratif français et aux spécificités du contentieux de l’asile, au motif…de la difficulté d’organiser des audiences collégiales à Marseille (selon l’exemple retenu par l’étude d’impact) !

Depuis son origine, la Commission de recours des réfugiés, devenue Cour nationale du droit d’asile, comprend dans sa formation collégiale un magistrat professionnel, ainsi que deux autres juges, nommés par le Vice-président du Conseil d’Etat, dont l’un sur proposition du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Or, ce n’est pas là qu’une coquetterie.

Il s’agit d’abord du respect d’un principe du contentieux administratif français, celui de la collégialité, auquel il ne peut être dérogé que par voie législative (article L3 du Code de justice administrative). 

C’est en outre, en matière d’asile – selon le Conseil d’Etat lui-même, lequel est donc l’instance qui nomme les juges de la CNDA – « une garantie d’une particulière importance » (Conseil d’État, Juge des référés, 08/06/2020, 440717) pour les demandeurs d’asile. Et pour cause : la CNDA n’est pas une Cour qui statue sur la légalité de la décision de refus de protection de l’OFPRA, avant le cas échéant de lui renvoyer l’examen de l’affaire. La CNDA en effet juge « en plein contentieux », et ses décisions ont par ailleurs des conséquences qui en signent la spécificité : elle accorde, elle-même, la protection internationale – ou la refuse. Une mauvaise appréciation des craintes et un rejet consécutif de la demande entraînent alors la possibilité d’éloigner l’étranger, éloignement par ailleurs facilité par le projet de loi. En cas d’erreur, le risque est alors celui, à tout le moins, de tortures et de traitements inhumains et dégradants, voire le « chemin des morts », si bien et terriblement décrit par François Sureau (Paris, Gallimard 2013). 

Certes, le juge unique n’est pas nécessairement un juge inique, et la collégialité ne fait pas l’objectivité à elle-seule. Elle est cependant, à tout le moins, l’assurance de son atténuation par la confrontation des points de vue et des connaissances, juridiques et géopolitiques. La Cour elle-même ne le sait que trop bien, qui a été conduite tout récemment à récuser l’un de ses présidents de formation de jugement, du fait des propos racistes et homophobes publiés sur ses réseaux sociaux. Ainsi, remettre entre les mains d’un seul juge le sort des potentiels réfugiés et autres « combattants de la liberté », au sens de la Convention de Genève mais aussi de la Constitution française, n’est pas « rapprocher le juge du justiciable » comme le dit l’étude d’impact : c’est, tout au contraire, éloigner – au sens figuré comme au sens propre – le justiciable de ses juges.