La vulnérabilité d’Alain Delon l’empêchait-elle de rédiger un testament ?
Le plus jeune fils d’Alain Delon, Alain-Fabien, assigne son frère et sa sœur devant le Tribunal judiciaire de Paris en nullité d’un testament et d’une donation de leur père pour absence de discernement. Décryptage.
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Par Nathalie Peterka, professeure de droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC, Paris 12)
Alain Delon pouvait-il tester malgré sa vulnérabilité ?
D’après le quotidien Le Monde du 2 septembre dernier, Alain Delon a signé à Genève un testament en 2022 aux termes duquel sa fille est l’unique légataire du droit moral de l’acteur. Ce testament complète un testament de 2015 par lequel Alain Delon a réparti son patrimoine en trois parts : 50 % pour sa fille et 25 % pour chacun de ses fils. Il a donc fait de sa fille l’unique légataire de la quotité disponible, laquelle représente un quart de la succession en présence de trois enfants ou plus. Aujourd’hui, le fils cadet entend faire annuler le second testament ainsi qu’une donation consentie par son père à sa sœur en 2023, en invoquant l’absence de discernement de l’acteur depuis un AVC survenu en 2019. Il s’appuie, en outre, sur un jugement de 2024, ayant prononcé à l’égard d’Alain Delon, une curatelle renforcée au motif qu’il présentait « des troubles cognitifs altérant l’expression de sa volonté » ainsi que sur des rapports médicaux effectués à l’occasion de plusieurs hospitalisations. Ces éléments sont-ils de nature à invalider ces libéralités ?
La curatelle renforcée entrave-t-elle la capacité de tester ?
La curatelle renforcée est une variété de mesure de protection judiciaire des majeurs. Elle peut être ouverte au bénéfice d’une personne étant dans « l’impossibilité de pourvoir seule à ses intérêts par suite d’une altération, médicalement constatée, soit de ses facultés mentales soit de ses facultés corporelles de nature à empêcher l’expression de sa volonté » (C. civ., art. 425). La curatelle renforcée incarne une mesure hybride, à mi-chemin entre la tutelle et la curatelle simple. La tutelle emporte la représentation de la personne pour la gestion de tous ses biens. La curatelle simple est une mesure plus douce, d’assistance et de contrôle (C. civ., art. 440). La personne conserve la capacité de faire les actes de gestion courante de son patrimoine mais elle doit être assistée par le curateur pour accomplir les actes les plus graves, tels que la souscription d’une assurance-vie ou d’un emprunt ou la vente d’un immeuble (C. civ., art. 467 ; D. n° 2008-1484, 22 déc. 2008). La curatelle renforcée superpose aux règles de la curatelle simple la représentation de la personne pour la perception de ses revenus et le règlement de ses dépenses (C. civ., art. 472). C’est la raison pour laquelle, le prononcé de cette mesure impose au juge de caractériser l’inaptitude de l’intéressé à percevoir seul ses revenus et à en faire une utilisation normale. Les donations et les testaments obéissent, quant à eux, à des règles particulières car ils correspondent à des actes mixtes. Ils entrainent, certes, des conséquences patrimoniales importantes pour leur auteur mais sont empreints d’une forte dimension personnelle. Les libéralités impliquent une intention libérale, c’est-à-dire la volonté de leur auteur de s’appauvrir au bénéfice d’autrui. C’est pourquoi, la personne en curatelle (simple ou renforcée) peut tester seule. Elle doit être assistée en revanche par le curateur pour accomplir une donation (C. civ., art. 470). Cette différence tient au fait que, contrairement au testament qui produit son effet au décès du testateur, la donation dessaisit le donateur de son vivant (C. civ., art. 894 et 895). Dans le cas d’Alain Delon, le second testament a été signé le 24 novembre 2022 et la donation le 22 février 2023, soit avant le prononcé de la curatelle renforcée en 2024. Celle-ci n’était donc pas applicable. L’acteur était doté de son entière capacité juridique à ces deux dates.
Le prononcé de la curatelle renforcée pourrait, cependant entrainer la nullité des libéralités contestées. Le Code civil prévoit que les actes accomplis par la personne protégée moins de deux ans avant la publicité du jugement d’ouverture la tutelle ou de la curatelle peuvent être réduits sur la seule preuve que son inaptitude à défendre ses intérêts, par suite de l’altération de ses facultés personnelles, était notoire ou connue du cocontractant à l’époque où les actes ont été passés. Ces actes peuvent être annulés s’ils préjudicient à la personne protégée (C. civ., art. 464). Peu importe que le préjudice soit patrimonial ou non. Or, dans le cas d’Alain Delon, le second testament et la donation ont été consentis durant la « période suspecte » de deux ans. Encore faudra-t-il s’assurer que le jugement d’ouverture de la curatelle était publié au 22 novembre 2024 puisque c’est la date de la mention du jugement en marge de l’état civil qui fait courir rétrospectivement le délai de deux ans. Si tel était le cas, il conviendrait, pour obtenir la nullité du testament et de la donation sur ce fondement, de prouver – outre l’existence d’un préjudice subi par Alain Delon – la notoriété de l’altération de ses facultés à l’époque de la confection de chacun des actes ou la connaissance de cette altération par sa fille, ce que soutient Alain-Fabien. Il reste que le testament n’est pas un contrat. L’affaire Delon pourrait ainsi conduire à trancher la question – débattue en doctrine – de l’application de la période suspecte aux testaments.
Et l’insanité d’esprit ?
L’article 901 du Code civil dispose que « pour faire une libéralité, il faut être sain d’esprit ». À la différence des mesures de protection qui restreignent les droits de la personne vulnérable pour la protéger, la nullité pour insanité d’esprit ou trouble mental sanctionne l’absence de consentement de l’auteur de l’acte. Il faut donc établir, notamment à l’aide de certificats médicaux, que la personne était privée de discernement au moment de l’acte ou, selon la jurisprudence, à l’époque où il a été fait, ce qui permet alors théoriquement au défendeur de démontrer que l’auteur de l’acte l’a accompli durant un intervalle de lucidité. Mais cette preuve n’a jamais été retenue en pratique en jurisprudence. La question s’est bien sûr posée de savoir si l’ouverture d’une mesure de protection à l’égard du testateur ou du donateur peu de temps après la signature des actes ou au moment de celle-ci était de nature à établir le trouble mental. La Cour de cassation y répond, négativement, de manière constante. Une personne peut donc être en curatelle ou tutelle, au motif qu’elle souffre d’une altération de ses facultés mentales, tout en étant saine d’esprit au sens juridique. Ce qui explique qu’elle puisse valablement tester ou consentir une donation sans être représentée par son tuteur ou curateur. La contradiction n’est qu’apparente car l’altération des facultés se situe à un degré inférieur par rapport à l’insanité d’esprit. La première peut ne désigner qu’une diminution de la faculté de compréhension. Or, celle-ci ne suffit pas à annuler un acte pour trouble mental. La seconde implique l’abolition du discernement. Il s’agit de démontrer, pour établir l’insanité d’esprit, que la personne ne comprenait pas la portée de son acte au moment de sa conclusion. C’est dire toute la richesse des débats juridiques et médicaux que couvent parfois les conflits familiaux.