La « petite décision » du Conseil constitutionnel relative au « pass sanitaire »
Par Samy Benzina, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers
Face à la remontée des indicateurs épidémiques au cœur de l’été causée par le variant delta de la Covid-19, le législateur a fait le choix, sous l’impulsion présidentielle, de renforcer les mesures de lutte contre le coronavirus. C’est dans ce climat difficile, rythmé par les chiffres quotidiens de contaminations et les manifestations le samedi contre le « pass sanitaire », qu’a été saisi le Conseil constitutionnel de la loi relative à la gestion de la crise sanitaire, adoptée le 25 juillet 2021, par le Premier ministre, des députés et des sénateurs. Cette décision du Conseil était particulièrement attendue aussi bien par les opposants au texte qui voyaient dans cette loi une nouvelle violation de « leurs libertés », que par l’exécutif qui considérait ce texte comme un outil indispensable de lutte contre la pandémie. À la lecture de la décision du 5 août 2021 (2021-824 DC), on pourrait féliciter le Conseil constitutionnel d’avoir réussi dans un délai très contraint, une quinzaine de jours, à tenir une ligne de crête en censurant les inconstitutionnalités qui lui sont parues les plus manifestes tout en laissant à l’Exécutif les moyens de sa politique sanitaire. On regrettera cependant que ce numéro d’équilibriste n’ait été réussi par la Haute instance qu’au prix d’un contrôle toujours relativement « frustre » de la constitutionnalité de la loi.
La déclaration de conformité du « pass sanitaire » était-elle prévisible ?
L’une des dispositions phares de la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire est sans aucun doute son article 1er qui prévoit l’extension de l’obligation de présentation d’un « pass sanitaire » (un certificat vaccinal ou de non-contamination ou de rétablissement), pour l’accès à des lieux exerçant notamment des activités de loisirs, de restauration, aux services des établissements de santé, aux transports publics interrégionaux ou encore dans certains grands magasins et centraux commerciaux. Ce « pass sanitaire » constitue donc une limitation importante des droits et libertés constitutionnels et notamment, comme le rappelle le Conseil constitutionnel (§37), de la liberté d’aller et de venir et du droit d’expression collective des idées et des opinions. On peut même affirmer qu’il n’y a guère de mesures adoptées par le législateur qui par leur généralité et leurs effets ont autant porté atteinte à la liberté d’aller et venir de l’ensemble des résidents français. Pourtant, le Conseil constitutionnel a déclaré entièrement conforme le dispositif du « pass sanitaire ». De fait, la jurisprudence antérieure de la Haute instance laissait peu de doute quant au fait qu’un tel pass serait jugé constitutionnel.
Il faut en effet rappeler que pour apprécier la constitutionnalité au fond d’une disposition législative, le juge constitutionnel français s’appuie sur un contrôle de la disproportion. Pour ce faire, il identifie l’objectif poursuivi par le législateur et selon l’importance de celui-ci, il accorde une latitude plus ou moins importante au législateur pour porter atteinte aux droits et libertés constitutionnels. En d’autres termes, plus l’objectif poursuivi par le législateur sera important, en particulier lorsqu’il a valeur constitutionnelle, plus le Conseil exercera un contrôle restreint et plus le seuil au-delà duquel une atteinte est jugée disproportionnée sera élevé. Or, le Conseil constitutionnel ne peut être entièrement imperméable au contexte dans le cadre duquel une loi est votée et aux problèmes qu’elle vise à solutionner. L’objectif poursuivi par le législateur est donc toujours contextualisé et un même objectif poursuivi par le législateur peut voir sa place dans la hiérarchie des valeurs du Conseil constitutionnel évoluer selon les évènements. Un objectif d’intérêt général peut ainsi devenir un objectif de valeur constitutionnelle, la protection de l’environnement en est un exemple topique (2019-823 QPC du 31 janvier 2020). Il est donc évident qu’au regard du contexte de catastrophe sanitaire actuel, l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé poursuivi par le législateur en adoptant le « pass sanitaire », prend une importance considérable et est de nature à justifier des atteintes très sérieuses aux droits et libertés constitutionnels. Dans la conciliation qui doit être opérée entre cet objectif et la liberté d’aller et venir ou droit d’expression collective des idées et des opinions, la protection de la santé tend à devenir prééminente dans une période où un virus potentiellement mortel se propage et risque d’immobiliser le pays. D’autant que le législateur a été attentif à introduire un certain nombre de limites au pass (il l’a notamment circonscrit à certaines activités, et l’urgence permet dans certaines hypothèses de ne pas avoir à le présenter) sur lesquelles va s’appuyer le Conseil pour y avoir des garanties suffisantes permettant à ce dispositif de demeurer sous le seuil de l’atteinte manifestement disproportionnée.
Du reste, il ne faut pas oublier que le Conseil constitutionnel dans le cadre d’un régime d’exception similaire, l’état d’urgence sanitaire, avait jugé conforme (2020-800 DC du 11 mai 2020) les dispositions de l’article L3131-15 du Code de la santé publique habilitant le Premier ministre à, notamment, règlementer ou interdire la circulation des personnes (le confinement). Compte tenu de ce « précédent », il n’y avait guère de chance que le « pass sanitaire », applicable dans le cadre du régime transitoire institué à la sortie de l’état d’urgence sanitaire, qui porte une atteinte plus limitée à la liberté d’aller et venir, soit déclaré inconstitutionnel.
L’occasion manquée du contrôle de la nécessité ?
À bien des égards, il nous semble que cette décision aurait pu être l’occasion pour le Conseil constitutionnel de repenser son contrôle de constitutionnalité. En effet, lorsqu’il contrôle la constitutionnalité d’une disposition législative au fond, il s’appuie sur un contrôle de la disproportion. Bien qu’il présente parfois ce contrôle comme reposant sur un triple test (adéquation, nécessité et proportionnalité), le Conseil n’exerce que très exceptionnellement un véritable contrôle de la nécessité (v. par ex. 2008-562 DC du 21 février 2008, §17-21). En réalité, le plus souvent, même lorsqu’il annonce un tel contrôle, il refuse en général de contrôler qu’aucune autre mesure moins attentatoire à une liberté constitutionnelle n’aurait permis d’atteindre le même objectif poursuivi par le législateur. Il s’agit d’une conséquence de la conception que la Haute instance retient de l’office du juge constitutionnel, selon laquelle il ne « dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ». Or le contrôle de la nécessité, qui supposerait une mise en comparaison des alternatives possibles pour atteindre aussi efficacement l’objectif poursuivi, serait pour le Conseil trop intrusif dans le pouvoir d’appréciation discrétionnaire du législateur.
Cette résistance du Conseil au contrôle de la nécessité, qui le singularise des grandes cours constitutionnelles étrangères comme celle d’Allemagne, le conduit pourtant à amputer considérablement son contrôle. Le contrôle des dispositions relatives au « pass sanitaire » le manifeste très clairement : la Haute instance ne contrôle jamais que pour atteindre l’objectif poursuivi par le législateur, c’est-à-dire la réduction de la circulation du virus et l’augmentation de la couverture vaccinale, d’autres mesures moins attentatoires aux droits et libertés constitutionnels et aussi efficaces auraient pu être introduites par le législateur. En particulier, il aurait pu être opportun qu’il se demande si la mise en place de la vaccination obligatoire pour l’ensemble de la population n’aurait pas permis de réaliser l’objectif poursuivi aussi efficacement, mais au prix d’atteintes plus réduites aux droits et libertés constitutionnels. Il faut en effet rappeler que le « pass sanitaire » apparaît comme une mesure d’exception qui applique une contrainte à l’ensemble de la population française. A contrario, l’obligation vaccinale, qui existe déjà pour certains vaccins en droit français, apparaît comme une mesure de droit commun et ne se serait appliquée qu’a la portion minoritaire de la population toujours réticente à la vaccination sans entraver les libertés de la majorité. Il ne s’agit pas ici de préjuger la conclusion d’une telle comparaison, même si on notera que le Conseil constitutionnel a déjà jugé une obligation vaccinale conforme à la Constitution (2015-458 QPC du 20 mars 2015), et on pourra nous opposer qu’un tel contrôle est difficilement réalisable dans le délai très contraint qui s’impose au Conseil constitutionnel. Il n’en reste pas moins qu’en l’absence d’une telle évaluation de la nécessité, le contrôle du Conseil apparaît grandement tronqué et, osons le dire, d’un intérêt limité. Le Conseil a ici manqué l’occasion de produire une « grande décision ».
Les censures prononcées dans cette décision sont-elles en cohérence avec la jurisprudence constitutionnelle ?
In fine, on ne retiendra de cette décision, outre quelques réserves d’interprétation à la portée incertaine, que deux grandes censures : celle portant sur la rupture des contrats de travail précaire et celle relative à l’isolement des personnes contaminées par la Covid-19. D’autres dispositions auraient sans doute mérité d’être examinées par le Conseil constitutionnel, en particulier l’article 12 prévoyant la vaccination obligatoire pour certaines catégories professionnelles, mais faute de contestation par les requérants, le juge constitutionnel a préféré ne pas s’en saisir d’office, laissant la possibilité de futures questions prioritaires de constitutionnalité.
La première déclaration d’inconstitutionnalité des dispositions du dix-neuvième alinéa du b du 1 ° du paragraphe I de l’article 1er ne mérite guère que l’on s’y arrête tant il s’agit d’un cas d’école de la violation du principe d’égalité tel qu’interprété de manière constante par le Conseil constitutionnel. On peut juste relever qu’en modifiant le projet de loi du Gouvernement afin de réserver le licenciement aux seuls salariés précaires ne présentant pas un « pass sanitaire » à leur employeur, le Parlement a créé une différence de traitement sans lien avec l’objet de la loi qui ne vise pas que les salariés précaires, en l’occurrence limiter les risques de contamination et de transmission de la Covid-19 en incitant notamment à la vaccination.
La seconde déclaration d’inconstitutionnalité, qui vise l’article 9 de la loi instituant une mesure de placement en isolement applicable aux personnes faisant l’objet d’un test de dépistage positif à la Covid-19, était moins évidente. Il n’y avait guère de doute que cet isolement automatique constituait une véritable mesure privative de liberté. En effet, le Conseil constitutionnel avait déjà énoncé qu’une mise en quarantaine de plus de 12h lors de l’arrivée sur le territoire hexagonal constituait une privation de liberté (2020-800 DC du 11 mai 2020, §33). Or, l’article 9 de la loi du 5 août 2021 prévoyait un isolement de 22h par jour de l’ensemble des personnes positives à la Covid-19 se trouvant déjà sur le territoire français. La cohérence de cette jurisprudence n’est cependant pas toujours entièrement évidente dès lors que les mesures prises par le Premier ministre interdisant la circulation des personnes, le confinement, ne constituent qu’une limitation de la liberté d’aller et venir (2020-800 DC du 11 mai 2020, §18). Or, dans ses modalités, le confinement, en particulier le premier, a pu se rapprocher du régime de l’isolement automatique. Cela interroge l’intelligibilité de la distinction conceptuelle entre limitation de la liberté d’aller et venir et privation de la liberté individuelle. En tout état de cause, le Conseil constitutionnel a estimé que le caractère automatique de l’obligation d’isolement, c’est-à-dire l’absence d’intervention préalable d’une autorité administrative ou judiciaire constatant la nécessité d’une telle privation de liberté, portait une atteinte disproportionnée à la liberté individuelle. Toutefois, le juge constitutionnel semble imposer ici une exigence difficilement tenable : comme l’avait déjà fait remarquer le Gouvernement devant le Conseil d’État lors de l’examen du projet de loi, un tel examen individuel est matériellement impossible au regard du nombre de contaminations quotidiennes et les délais très contraints pour notifier la décision individuelle à la personne concernée avant qu’elle ne propage le virus. Surtout, une telle mesure apparaissait d’autant plus nécessaire qu’en cas de nouvelle vague, c’est l’ensemble de la population qui risque d’être de nouveau isolé. Une telle inconstitutionnalité apparaissait d’autant moins évidente que dans son avis le Conseil d’État relevait que l’isolement de plein droit par la seule notification du test positif « ne se heurte à aucune exigence constitutionnelle ou conventionnelle ». Le Conseil constitutionnel sait donc être pointilleux dans sa protection des libertés, dommage qu’elle apparaisse parfois à géométrie variable.
En découvrir davantage sur les enjeux juridiques liés au pass sanitaire :
- Sur la « suspension sanitaire » du contrat de travail, par Patrice Adam, Agrégé des Facultés de Droit et Professeur à l’Université de Lorraine,
- Trafic de faux « pass sanitaires », quels risques juridiques ? Par Bruno Py, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine,
- Le passeport sanitaire et l’obligation vaccinale, par Jacques-Henri Robert, Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), Expert du Club des juristes.
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