Par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas, co-porteur du Projet « RefWar – Protection en France des exilés de guerre » (ANR 2019-2024)

Que s’est-il passé le 3 septembre dernier ?

Douze personnes – 10 femmes et 2 hommes, dont 6 mineurs – ont péri en mer près de Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, quand une cinquantaine était secourue par un navire affrété par l’État français. Deux au moins étaient portées disparues, si bien que le bilan de ce naufrage est le pire depuis le 24 novembre 2021, date à laquelle 27 personnes avaient trouvé la mort, dans des circonstances similaires mais sans intervention des secours français. Au-delà de ce décompte macabre, les noyades sont d’autant plus fréquentes et régulières que les tentatives de traversées ne diminuent que rarement. Au seul premier trimestre 2024, ce sont ainsi plus de 5 300 personnes qui ont tenté le passage – 1 500 de plus qu’en 2023 sur la même période. Le record de tentatives date toutefois de 2022, où elles furent plus de 45 000 . Plus de 80 personnes ont ainsi péri dans la Manche depuis 2014, date à laquelle l’Organisation internationale pour les migrations a commencé à répertorier ces tentatives de franchissements des frontières – lesquelles ne semblent donc pas toujours être des « passoires », selon le terme choisi, sans cynisme apparent, par le nouveau Premier Ministre Michel Barnier le surlendemain du naufrage.

Comment les relations entre l’Union européenne, la France et le Royaume-Uni sont-elles organisées en matière migratoire ?

Il faut, pour comprendre la réaction du ministre de l’Intérieur démissionnaire appelant à la conclusion d’un accord migratoire entre l’Union européenne et le Royaume-Uni pour mettre fin à ces traversées et aux naufrages qui les endeuillent régulièrement, rappeler brièvement l’état des relations entre la France et l’Union européenne, d’une part, et le Royaume-Uni, d’autre part, en matière migratoire.

La question est ancienne : elle s’inscrit d’abord, avec le Protocole de Sangatte signé en 1991, dans le cadre de la construction du tunnel sous la Manche et des craintes que celui-ci ne facilite une immigration clandestine que la dislocation du bloc soviétique risquait en outre d’accentuer. Les deux Etats s’entendent alors pour permettre à leurs polices aux frontières d’effectuer des contrôles sur leurs territoires respectifs. En 2003, le Protocole est complété, et ses dispositions approfondies, par les « Traité du Touquet » qui, pour le dire  simplement, délocalise en France le contrôle des entrées sur le territoire britannique, et oblige la France non seulement à permettre le retour sur son territoire de ceux qui ne seraient pas admis au Royaume-Uni (art. 7 de l’Accord), mais encore à examiner toute demande d’asile formulée avant le départ effectif pour ce dernier (art. 9). Par l’effet de ce texte toujours en vigueur, simplement complété par des protocoles ou déclarations communes visant surtout à renforcer les contrôle côté français et à assurer le financement (plusieurs millions de livres sterling chaque année) de cette « sécurisation » par les Britanniques, la France est devenue, selon les termes de la CNCDH en 2015, le « bras policier de la politique migratoire britannique » – sans pour autant, bien au contraire, que cela ne modifie la situation sur place : le renforcement constant des contrôles a eu pour seul effet, dès lors que l’attractivité du territoire britannique demeure, la recherche de voies de passage toujours plus dangereuses, vendues au prix fort par les trafiquants d’êtres humains.

Quel serait l’apport d’un nouveau traité ?

On peut douter, tant que cette attractivité demeurera, qu’un nouveau traité soit à même de remédier à ce problème – à moins qu’il ne repose sur des bases entièrement nouvelles.

Comme le notait la CNCDH dans son avis précité, la France se trouve en l’état, du fait des accords successifs avec le Royaume-Uni, dans la même situation à l’égard de ce dernier que les pays tiers à l’Union : elle est, pour beaucoup de personnes en exil, une étape sur leur trajet vers le sol anglais – mais elle est aussi, pour le Royaume-Uni, un « pays sûr », au sein duquel il n’existe pas a priori de craintes de persécutions pour les ressortissants étrangers. Dès lors et comme, par exemple, l’UE à l’égard de la Turquie, le Royaume-Uni considère que la France est responsable de ces personnes – quand le ministre de l’Intérieur souhaite à l’inverse que le Royaume-Uni « prenne sa part ». Cela pourrait donc prendre, par exemple, la forme d’un accord organisant des voies légales de migrations vers le territoire du Royaume-Uni (accès facilité aux visas, demandes d’asile en territoire étranger, réinstallation des réfugiés, etc.), lequel est cependant tout aussi réticent à ouvrir de telles voies que l’est l’UE à l’égard des Etats tiers – ce d’autant plus que le Règlement Dublin, qui permettait au Royaume-Uni de renvoyer les demandeurs d’asile vers l’Etat membre de l’UE de première entrée, n’y est plus applicable depuis le Brexit.

L’accord conclu récemment entre le Royaume-Uni et le Rwanda témoignait dramatiquement de cette absence de volonté britannique d’ouvrir des voies légales de migrations vers son territoire. Sa remise en cause par le nouveau gouvernement de Keir Starmer et la volonté de celui-ci de « rétablir les relations avec l’UE » est cependant un signe d’espoir pour de nouvelles négociations autour de ces questions. Les frontières ne sont pas des passoires : ce sont des bouilloires qui tuent, dans la Manche comme en Méditerranée et ailleurs, et qui appellent à ce titre, et à tout le moins, une coopération digne des Etats.