Par Rudy Laher, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Limoges

Qu’est-ce que la trêve hivernale ?

La trêve hivernale est un mécanisme prévu par l’article L. 412-6 du Code des procédures civiles d’exécution, qui interdit toute mesure d’expulsion d’un logement entre le 1er novembre de chaque année et le 31 mars de l’année suivante. Cette protection s’applique sans que l’occupant n’ait à faire une quelconque demande. Toutefois, elle n’interdit pas au commissaire de justice de dresser un procès-verbal de reprise des lieux en cas d’abandon ou au juge d’ordonner la libération des lieux sous astreinte (Civ. 2e, 4 juill. 2007, n° 05-15.382). Le concours de la force publique pourra même être sollicité auprès du préfet, mais son bénéfice ne jouera qu’à partir du 1er avril suivant.

En dépit de son caractère automatique, la portée de la trêve hivernale n’est pas absolue. D’abord, elle ne concerne que les locaux d’habitation, à l’exclusion des locaux professionnels, commerciaux ou ruraux. Ensuite, et surtout, certaines situations justifient que la trêve hivernale soit écartée de plein droit. Le propriétaire pourra ainsi poursuivre l’expulsion pendant cette période lorsque le relogement des occupants est assuré dans des conditions suffisantes respectant l’unité et les besoins de la famille. Il en est de même « lorsque la mesure d’expulsion a été prononcée en raison d’une introduction sans droit ni titre dans le domicile d’autrui à l’aide de manœuvres, de menaces, de voies de fait ou de contrainte » (CPC exéc., art. L 412-6, al. 2) ; formule quelque peu alambiquée qui vise le « squat » d’une résidence principale ou secondaire.

La trêve hivernale ne profite pas non plus aux étudiants qui cessent de satisfaire aux conditions qui ont justifié l’attribution de leur logement étudiant (CPC exéc., art. L. 412-7) et aux conjoints, partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou concubins violents dont l’expulsion a été ordonnée par le juge aux affaires familiales (CPC exéc., art. L. 412-8). Les « squatteurs » qui occupent un terrain ou un bâtiment qui ne servait pas de logement au propriétaire jouissent, quant à eux, de la trêve hivernale, mais le juge est alors autorisé à la supprimer ou à en réduire la durée (CPC exéc., art. L. 412-6, al. 3).

D’où vient la trêve hivernale ?

La trêve hivernale a été créée par la loi n°56-1223 du 3 décembre 1956. Dans les années 1950, la France avait connu des hivers particulièrement rudes et, le 1er février 1954, l’abbé Pierre avait lancé un appel sur les ondes de Radio Luxembourg, dont les premiers mots désignaient implicitement la procédure d’expulsion comme responsable de la mort d’une femme. L’émotion faisant souvent loi dans notre beau pays, il avait donc été décidé de suspendre toutes les expulsions du 1er décembre de chaque année jusqu’au 15 mars de l’année suivante. Période qui sera allongée en déplaçant le point de départ au 1er novembre (Loi n° 90-449 du 31 mai 1990), puis le point d’arrivée au 31 mars (Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014).

Inversement, l’assiette des bénéficiaires de la trêve hivernale était plus large à l’origine. Il aura, par exemple, fallu attendre la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018, dite loi « ELAN », pour que les « squatteurs » du domicile d’autrui en soient déchus de plein droit.

Pour des raisons météorologiques, la trêve hivernale n’est pas appliquée en Guyane, en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion ou à Mayotte, où elle est remplacée par une trêve cyclonique ou pluviale dont la durée varie selon le territoire (CPC exéc., art. L. 611-1). En revanche, et c’est un point très important, le mécanisme de la trêve hivernale paraît très peu développé en dehors de la sphère francophone. Et même lorsqu’il est consacré dans une législation étrangère, sa portée est souvent moins importante. Au Québec, par exemple, il est simplement prévu qu’« aucune expulsion n’a lieu un jour férié ni pendant la période du 24 décembre au 2 janvier » (CPCQ, art. 692).

Faut-il réformer la trêve hivernale ?

La trêve hivernale est l’un des totems français du droit de l’expulsion et il est politiquement très délicat de la réformer en profondeur. On ne peut néanmoins s’empêcher de penser qu’une occasion a été manquée avec la récente loi n° 2023-668 du 27 juillet 2023 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite. Loi qui a démontré la prise de conscience de la classe politique pour les difficultés des propriétaires en matière d’expulsion, mais dont les conséquences pratiques pourraient finalement s’avérer assez limitées. Pourtant, il n’est pas interdit de penser que tant par son automaticité que par sa durée – cinq mois… sur douze ! – la trêve hivernale porte une atteinte disproportionnée au droit de propriété et au droit à l’exécution des jugements consacrés au niveau européen.

Sa rigueur n’est d’ailleurs pas sans refroidir nombre de potentiels bailleurs qui, malgré la crise du logement, hésitent de plus en plus à mettre leurs biens en location. Il faut certainement prendre en compte le droit à la dignité et à la vie privé de l’expulsé, mais le juge ne peut-il pas déjà offrir des délais renouvelables « chaque fois que le relogement des intéressés ne peut avoir lieu dans des conditions normales » (CPC exéc., art. L. 412-3) ?

Sans aller jusqu’à supprimer purement et simplement la trêve hivernale, il paraîtrait donc raisonnable d’en réduire la durée aux trois mois les plus froids de l’année – décembre, janvier, février – et d’en limiter l’avantage à une seule saison, à compter du jugement ordonnant l’expulsion.