Par Géraldine Vial, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes

Qu’est-ce qu’une preuve déloyale ?

Une preuve déloyale est une preuve qui a été obtenue par une partie en piégeant son adversaire. Elle peut revêtir deux formes. La première est celle de la preuve recueillie de manière clandestine, c’est-à-dire à l’insu de la partie adverse. Tel est le cas de la preuve qui provient d’une filature, d’une vidéosurveillance ou d’une géolocalisation sans information de la personne concernée ou bien encore, comme en l’espèce, de la captation de propos sans que leur auteur ait connaissance de cet enregistrement. La seconde forme de déloyauté correspond à la mise en œuvre d’un stratagème par l’autre partie. La preuve n’est plus seulement obtenue à l’insu de l’adversaire, elle est recueillie grâce à l’élaboration d’un plan ou d’une mise en scène. Comme le distingue la jurisprudence en matière pénale, le stratagème peut viser soit à constater l’existence de la faute (provocation à la preuve), soit à provoquer la réalisation de celle-ci (provocation à la faute, appelée encore « provocation à l’infraction » en matière pénale).

Autrement dit, la faute qui est constatée n’aurait pas été commise sans la réalisation du stratagème. Quelques exemples marquants peuvent être cités. Par exemple, la Poste a tenté de piéger des facteurs qu’elle soupçonnait d’ouvrir le courrier de ses clients en dissimulant des « lettres festives » qui répandaient une encre indélébile lorsqu’elles étaient ouvertes. Les salariés piégés ont pu faire écarter ce procédé jugé déloyal (Cass. Soc., 4 juill. 2012, n° 11-30.266). Il en est encore ainsi de la technique dite du « client mystère » consistant pour un faux client à se présenter chez un professionnel pour réaliser un acte d’achat aux fins de démontrer que ce professionnel commet une fraude. Cette dissimulation a été qualifiée de déloyale par la chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. Com., 10 nov. 2021, n° 20-14.669 et 20-14.670).

Pourquoi les parties peuvent-elles désormais produire une preuve déloyale devant le juge civil ?

Jusqu’à cet arrêt d’assemblée plénière, la preuve déloyale avait un statut particulier en matière civile, puisqu’elle ne pouvait jamais être admise aux débats. La loyauté de la preuve était considérée comme un principe intangible, un rempart infranchissable résistant au droit à la preuve (lequel avait été reconnu par la Cour de cassation dans un arrêt de principe du 5 avril 2012, n°11-14.177).

Le droit à la preuve prend sa source dans le droit à un procès équitable, qui implique que chaque partie soit en mesure d’apporter la preuve des éléments nécessaires au succès de ses prétentions. Ce principe se compose de deux prérogatives distinctes : le droit pour une partie de produire en justice un élément de preuve qu’elle détient (une attestation, des images, des enregistrements, un rapport de filature…) et celui d’obtenir, de la part du juge, un élément de preuve qu’elle ne détient pas (au moyen de la production forcée de pièces ou d’une mesure d’instruction). Le droit à la preuve n’est pas absolu, il est contenu dans certaines limites. En ce qu’il est susceptible de porter préjudice à l’adversaire (atteinte au respect de sa vie privée ou à un secret juridiquement protégé), le droit à la preuve est soumis par la jurisprudence civile à une mise en balance. L’atteinte qu’il cause à un autre droit doit être nécessaire et proportionnée au regard des différents intérêts en présence. Ce contrôle doit être réalisé in concreto par les juges du fond lorsqu’ils statuent sur la recevabilité du mode de preuve en question.

Jusqu’à ce jour, devant le juge civil, une preuve déloyale était automatiquement écartée des débats, sans examen de nécessité ou de proportionnalité. Autrement dit, le droit à la preuve ne pouvait jamais l’emporter contre une preuve jugée déloyale, quels que soient les intérêts en présence dans le litige.

Dans cet arrêt, l’assemblée plénière était invitée à réexaminer les enjeux de ce conflit entre le principe de loyauté probatoire et le droit à la preuve. Au cours de l’audience, le conseiller rapporteur a présenté les trois options qui s’offraient à la Cour. La première consistait à maintenir le statu quo et à préserver le caractère intangible du principe de loyauté de la preuve ; la deuxième, au contraire, devait conduire la Cour à aligner le régime de la preuve déloyale sur celui des preuves portant atteinte à la vie privée ou à un secret juridiquement protégé. La troisième option distinguait les deux principaux aspects de la preuve déloyale : les preuves obtenues à l’insu de l’adversaire auraient été soumises à une conciliation avec les droits antinomiques en présence, alors que la preuve issue d’un stratagème aurait été systématiquement écartée des débats.

C’est l’option radicale qui a finalement été choisie par la Cour de cassation. Cette dernière a décidé de rassembler toutes les preuves déloyales sous le même régime et de les soumettre au contrôle de nécessité et de proportionnalité. Si elle passe avec succès le filtre de ce double contrôle, la preuve déloyale sera désormais admise aux débats en matière civile.

Quelles seront les conséquences de cette décision sur les pratiques probatoires ?

En ouvrant la porte à la production des preuves déloyales, la Cour de cassation prend le risque d’une utilisation massive de ces preuves en justice. Les parties – que ce soient les salariés, les employeurs, les assureurs ou les particuliers – n’hésiteront plus à recueillir et à produire des éléments de preuve obtenus de manière clandestine ou par l’emploi de stratagèmes. Dans les contentieux où la preuve est libre, il pourrait désormais s’avérer plus simple d’enregistrer une conversation, une réunion ou un entretien avec son téléphone portable à l’insu de la personne concernée, que de chercher à amasser des modes de preuve classiques, tels que des témoignages ou attestations. Certains imaginent même l’arrivée sur le marché d’entreprises ou de logiciels spécialisés dans la recherche de ces preuves.

En définitive, si cet arrêt de l’assemblée plénière est juridiquement bienvenu, la solution va, en pratique, multiplier les débats sur la recevabilité de la preuve déloyale et faire peser, sur les juridictions du fond, la délicate mission de concilier droit à la preuve et loyauté.