Dissolution de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie : quel fondement juridique ?
Le Conseil d’Etat écarte le recours contre le décret de dissolution de l’association Coordination contre le racisme et l’islamophobie. Zoom sur le raisonnement qui a motivé cette décision.
Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
L’arrêt relatif à la dissolution de l’association Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) n’est pas celui qui recevra le plus d’écho parmi la série de quatre décisions rendues par le Conseil d’Etat le 9 novembre 2023. Les médias, – il en sera probablement de même de la doctrine -, ont légitimement focalisé leur attention sur la décision relative à la dissolution du groupement de fait Les Soulèvements de la Terre. Mais, à la réflexion, il est peut-être celui qui aura la plus grande portée juridique.
Pourquoi le motif de la provocation à des agissements violents n’a pas été retenu ?
À l’instar de l’arrêt « Les Soulèvements de la Terre », cette décision a donné l’occasion au Conseil d’Etat de préciser l’interprétation du premier motif de dissolution administrative de l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure. Ce dernier a été complété, ressuscité pourrait-on dire, par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, en ce qu’il autorise désormais la dissolution des associations qui provoquent à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens. On renverra le lecteur sur ce point au billet relatif à l’arrêt « Les Soulèvement de la Terre » qui comprend le même considérant de principe.
En l’espèce, le Conseil d’Etat a considéré que ce premier motif n’était pas de nature à justifier la dissolution de l’association « Coordination contre le racisme et l’islamophobie ». Ni le fait que l’un de ses représentants ait vivement critiqué l’action des institutions de l’Etat lors d’affrontements entre une famille musulmane et d’autres habitants d’un village, ni la publication de commentaires insultants et menaçants publiés sur la page de l’association sur un réseau social à la suite de la publication de certains messages de l’association, ne pouvaient s’analyser comme une provocation à commettre des actes violents..
A quel titre l’association CRI a-t-elle été dissoute ?
La véritable « plus-value » de cet arrêt concerne le second motif avancé par le décret pour justifier la dissolution de l’association « Coordination contre le racisme et l’islamophobie » à savoir la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes (6°). Le Conseil d’Etat s’est fortement inspiré des principes d’interprétation qu’il a formulé au sujet du premier motif de dissolution pour infléchir son interprétation de cette disposition. Il en ressort que l’acte de provocation à la discrimination peut être implicite ; constitue en particulier une telle provocation le fait, pour une organisation, de s’abstenir de mettre en œuvre les moyens de modération dont elle dispose pour réagir à la diffusion sur des services de communication au public en ligne de messages ou d’actes de provocation à la discrimination émanant de tiers.
En l’espèce, le Conseil d’Etat estime que l’Etat était fondé à décider la dissolution de cette association. D’une part parce qu’elle dénonçait de manière virulente et récurrente sur ses comptes sur les réseaux sociaux une « islamophobie systémique » au sein et de la part des institutions de l’Etat. D’autre part, parce que cette dénonciation entraînait la multiplication des commentaires haineux, injurieux et antisémites et racistes sur les pages de l’association sans que cette dernière ne tente d’en limiter l’expression par une modération ou un avertissement adéquat.
L’inflexion à l’œuvre est perceptible si l’on met cet arrêt en regard d’autres décisions récentes du Conseil d’Etat mettant en cause la dissolution d’associations islamistes. Avec cet arrêt, le cercle des personnes dont l’expression haineuse est susceptible de justifier la dissolution d’une association s’étend. Il était déjà acquis que tel était le cas lorsqu’étaient en cause des discours portés par les dirigeants de la structure (ex. : CE, 24 sept. 2021, CCIF, n°449215). Ce cercle a été étendu par la loi du 24 août 2021 aux membres de l’association.
L’article L. 212-1-1 dispose que peuvent être imputés à l’association les propos d’un ou plusieurs de ses membres « agissant en cette qualité ou directement liés aux activités de l’association ou du groupement, dès lors que leurs dirigeants, bien qu’informés de ces agissements, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient » (une application : CE, 8 février 2023, Association Al Qalam et l’association allonnaise pour le Juste Milieu, n°462120).
Notre arrêt marque une nouvelle étape puisque les discours haineux ont été portés par des tiers à l’association à travers des commentaires postés sur les comptes sur des réseaux sociaux de ladite association. Cette évolution était déjà en germe dans un arrêt de 2021 (CE, 24 septembre 2021, Association Barakacity, n°445979). Mais la dissolution au titre de la provocation à la discrimination avait alors aussi été justifiée à raison de propos haineux tenus par les dirigeants de la structure. Tel n’est pas le cas ici : le juge ne mentionne aucun propos de cette nature de la part des dirigeants ou des membres de l’association « Coordination contre le racisme et l’islamophobie ».
Que retenir de ce renforcement du régime de la dissolution au titre de la provocation à la discrimination ?
Cet arrêt offre donc de nouvelles perspectives dans la lutte contre des structures qui, pour reprendre les termes du rapporteur public Laurent Domingo, « soufflent en réalité, à plein poumons, sur un brasier, afin qu’il s’enflamme », sans pour autant que leurs dirigeants s’exposent à des poursuites pénales. A travers la provocation indirecte, elles sont désormais comptables des propos tenus par les tiers en réaction aux messages qu’elles publient sur leurs propres comptes sur les réseaux sociaux et qu’elles ne modèrent pas.
Cette solution n’est pas sans résonance en droit de la presse puisque les titulaires de comptes sur les réseaux sociaux sont des éditeurs de contenu et, à ce titre, peuvent voir leur responsabilité engagée pour des propos tenus sur leurs pages par des tiers et non modérés (Cass. crim., 17 mars 2015, n°13-87.922, Bull. crim. n°57).
Elle porte aussi des virtualités dangereuses pour la liberté d’association, même si le Conseil d’Etat prend en compte le caractère grave et récurrent des agissements en cause. La question pourrait donc se poser de confier le soin au juge judiciaire de statuer sur la dissolution lorsqu’elle est fondée sur la provocation à la discrimination. Elle est constitutive d’une infraction pénale (art. 24 Loi du 29 juillet 1881) et le juge administratif s’inspire de la jurisprudence pénale lorsqu’il doit qualifier de tels actes. Le trouble à l’ordre public étant entièrement constitué par les actes récurrents de provocation à la discrimination, la dissolution perd sa coloration de décision de police administrative. Par ailleurs, il existe déjà une procédure de dissolution judiciaire des associations qui autorise par exemple la dissolution des mouvements sectaires (art. 1, loi du 12 juin 2001).
Le recours à une procédure de dissolution judiciaire permettrait surtout de dissiper le malaise né de l’utilisation de l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure par l’actuel ministre de l’Intérieur. En atteste le bouquet d’arrêts lu le 9 novembre dernier et le « en même temps » ministériel qui l’a inspiré : une dissolution pour l’extrême gauche ; une dissolution pour l’extrême droite ; une dissolution pour le mouvement écologiste ; une dissolution pour les islamistes radicaux. La mise en représentation d’un ministre ambitieux sur tous les fronts…