Controverse sur le tweet de Médine visant Rachel Khan : quid juris ?
Le rappeur Médine aux côtés de Marine Tondelier, secrétaire nationale EELV, aux journées EELV au Havre (Seine-Maritime), le jeudi 24 août 2023. (©VL/76actu)
Par Thomas Besse, Maître de conférences en droit privé à l’Université de Caen Normandie
Entre maladresse, liberté d’expression et répression pénale, les propos du rappeur Médine et son invitation aux universités d’été d’Europe Ecologie Les Verts continuent de diviser la gauche, tout en suscitant l’indignation à droite. Thomas Besse, Maître de conférences à l’Université de Caen Normandie, décrypte cette polémique sous l’angle du droit pénal.
Que reproche-t-on au rappeur Médine ?
Le 31 juillet 2023, la Secrétaire nationale du parti Europe Écologie Les Verts annonce, sur son compte X (anciennement Twitter) la venue du rappeur Médine aux journées d’été du parti écologiste. L’annonce suscite de vives critiques en raison des nombreuses polémiques émaillant la carrière de l’artiste, régulièrement accusé de faire la promotion de l’islamisme radical, d’homophobie et d’antisémitisme. Le 9 août suivant, la députée Mathilde Panot révèle à son tour, sur le même réseau social, l’invitation du rappeur aux journées d’été du parti de la France Insoumise. En réponse à ce tweet, l’essayiste Rachel Khan interpelle l’élue : « Madame #Panot, Comme vous avez pu y faire référence, lors de l’investiture de la première Ministre Élizabeth Borne, est-ce qu’il y aura une explication de texte de Medine et vous-même sur l’utilisation ironique du mot « rescapée » ? C’est pour une amie ». Mathilde Panot avait en effet, à la suite du discours de politique générale d’Élizabeth Borne à l’Assemblée nationale faisant suite au remaniement du 20 juillet 2023, dressé un bilan critique de son action politique en qualifiant celle-ci de « rescapée ». L’emploi du terme pouvait a priori faire référence au maintien de Mme Borne à la tête du Gouvernement en dépit d’un « déboulonnage » pressenti ; ou bien, comme Mme Khan semble (avec d’autres) l’insinuer, aux origines juives de la Première Ministre dont le père fut déporté lors de la Seconde Guerre mondiale.
L’explication de texte viendra du rappeur lui-même qui, le lendemain, réagit en publiant les propos suivants via son compte X : « ResKHANpée : personne ayant été jetée par la place Hip Hop, dérivant chez les social traîtres et bouffant au sens propre à la table de l’extrême droite ». Le jeu de mots, issu de la contraction du mot « rescapée » et du nom de l’écrivaine, a provoqué de nombreux désaveux dans le champ politique et médiatique, y compris parmi les représentants des principaux partis de gauche. En effet, Rachel Khan est, elle aussi, d’origine juive et petite-fille de rescapée des camps de concentration nazis ; et l’attaque, annoncée par un trait d’esprit quelque peu douteux dont l’auteur est fréquemment brocardé pour ses postures jugées ambiguës, constituait le parfait mélange pour une nouvelle controverse. Beaucoup de personnalités politiques ont ainsi dénoncé un calembour antisémite, annulant leur venue aux universités d’été des partis ayant invité le rappeur ou demandant sa déprogrammation.
Le tweet de Médine est-il constitutif d’une infraction pénale ?
En droit français, les expressions antisémites sont principalement incriminées par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dont plusieurs articles peuvent être alternativement (ou parfois cumulativement) mobilisés pour leur sanction. La loi « Pleven » du 1er juillet 1972 y a d’abord institué trois délits pénaux constituant à ce jour le socle de notre législation en matière de discours de haine : la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (art. 24, al. 7) ; la diffamation (art. 29, al. 1er et 32, al. 2) et l’injure (art. 29, al. 2 et 33, al. 3) commises envers une personne ou un groupe de personnes à raison des mêmes caractéristiques. Une quatrième qualification possible est le délit de contestation de crimes contre l’humanité (article 24 bis), dont la forme initiale fut introduite par la loi « Gayssot » du 13 juillet 1990, visant à apporter une réponse pénale spécifique aux discours négationnistes ciblant, à titre principal, le génocide des Juifs d’Europe perpétré par le régime nazi.
Le premier élément constitutif de ces délits tient au mode de diffusion du message incriminé : en l’absence de publicité, c’est-à-dire lorsque les propos ont été tenus dans un cadre strictement confidentiel ou, de façon moins évidente, lorsqu’ils ont été adressés à un ensemble de personnes (peu important leur nombre) liées par une communauté d’intérêts, la contestation de crimes contre l’humanité ne peut recevoir aucune réponse pénale, sa constitution exigeant une diffusion publique au sens de l’article 23 de la loi de 1881. En revanche, s’agissant des provocations, diffamations et injures à caractère antisémite, celles-ci sont également, à défaut de publicité, incriminées sous la forme de contraventions de 5e classe au sein du Code pénal (respectivement aux art. R. 625-7, R. 625-8 et R. 625-8-1). En l’espèce toutefois, les propos sont incontestablement publics au sens de l’article 23 précité, qui vise notamment « tout moyen de communication au public par voie électronique » : le tweet litigieux a été publié par Médine de façon à être lu par toute personne consultant le réseau ou y accédant par le biais d’une recherche succincte sur un moteur de recherches grand public.
Plus incertain est le caractère véritablement antisémite du tweet. S’il peut évidemment découler des mots employés lorsqu’ils ont, par eux-mêmes, une connotation haineuse, tel caractère pourra également s’inférer du contexte d’un propos, y compris dépourvu de termes proprement discriminatoires comme en l’espèce. La jurisprudence rappelle régulièrement qu’un message peut tenir son caractère ségrégationniste d’éléments extrinsèques aux passages poursuivis (v. récemment Crim., 21 févr. 2023, n° 21-86.068 à propos d’un discours d’Éric Zemmour). Le jeu de mots faisait-il ici référence aux origines juives de l’essayiste ? Le rappeur s’en défend, reconnaissant une « maladresse » et niant toute visée antisémite. Les assauts ad hominem constituant la teneur principale du message (l’un rappelant que Rachel Khan a co-dirigé le centre culturel hip-hop de Paris, avant de démissionner par suite des réactions suscitées par ses prises de position contre le mouvement décolonialiste ; l’autre rappelant qu’elle a partagé un déjeuner avec Marine Le Pen au domicile de cette dernière en 2021) plaident en ce sens (ces imputations, suffisamment précises mais dépourvues de caractère discriminatoire, pourraient éventuellement constituer une simple diffamation). Il est toujours possible d’imaginer que le choix du mot transformé (« rescapée ») manifeste une mauvaise foi de l’artiste ; mais il est à rappeler qu’il répondait directement au tweet précité de Mme Khan l’apostrophant à propos de l’utilisation de ce mot par un tiers (y verrait-on une provocation, celle-ci ne pourrait cependant excuser une injure lorsque celle-ci est aggravée). Le doute est donc permis. Si (et seulement si) la volonté de porter atteinte à la considération de la victime en réduisant celle-ci à sa judéité était suffisamment et indiscutablement établie, la qualification la plus appropriée serait probablement celle d’injure antisémite. C’est ainsi la réduction délibérée de la victime à ses origines qui, dans une autre affaire, a valu à un journaliste d’être condamné du chef d’injure raciste pour avoir qualifié une syndicaliste policière d’ « arabe de service ».
Quels sont les enjeux de cette controverse ?
L’enjeu d’une telle controverse est double. En premier lieu, elle rappelle l’impérieuse nécessité de lutter contre l’antisémitisme et toute autre forme de discours haineux en raison de leur banalisation, notamment par certaines personnalités publiques. Médine le sait certainement, son statut de role model pour toute une génération de jeunes gens lui impose, dans ses activités médiatiques, un devoir d’exemplarité. En second lieu, elle rappelle combien il est nécessaire de ne pas tout céder à la polémique, dans l’intérêt du débat public. Le faire serait aboutir à une généralisation des procès d’intention : telle personne, en raison d’épisodes antérieurs (ou de sa réputation), serait ipso facto malveillante et privée de la possibilité de s’expliquer sur ses actions (en témoigne ici la qualification, dans certains titres de presse, de « tweet antisémite » en l’absence même de tout procès). Ceci n’apparaît pas souhaitable.
Cette affaire est, en définitive, tristement banale, à une époque où un nombre croissant d’échanges entre personnalités publiques a lieu sur des réseaux sociaux où un format court et incisif est souvent la règle, favorisant (et peut-être même encourageant) des altercations et controverses sur l’interprétation (plus ou moins honnête) de certains propos. On peut le déplorer, et s’en inquiéter pour le niveau général du débat public et médiatique.