Par Thomas Hochmann, professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre, membre de l’Institut Universitaire de France

Dans quelle mesure le débat est-il encadré par le droit ?

Pour commencer, j’aimerais souligner que le droit n’est pas le seul étalon auquel confronter les différentes prises de position. Toute expression licite n’est pas forcément opportune, et toute affirmation illicite ne mérite peut-être pas d’être poursuivie…

Ceci étant dit, différentes restrictions de la liberté d’expression peuvent être évoquées. Je pense d’abord à l’injure et à la diffamation d’un groupe de personnes en raison de leur origine, de leur nation ou de leur religion, mais aussi à la provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination contre ces mêmes groupes. Les délits d’apologie, voire de négationnisme, peuvent également être pertinents. La plupart de ces limites sont prévues par la loi du 29 juillet 1881, modifiée à de nombreuses reprises. L’idée générale est donc simple : les propos qui s’en prennent à des personnes parce qu’elles sont juives ou musulmanes sont interdits, tout comme ceux qui approuvent massacres terroristes et crimes de guerre. 

Dans le contexte actuel, il existe des cas où ces limites sont clairement franchies. Il en va ainsi des chants « Nique les Juifs » dans le métro parisien, des propos qui accusent tous les musulmans d’être antisémites ou qui décrivent les Palestiniens comme des « animaux ». Inversement, certains propos sont évidemment licites. Il n’est pas répréhensible de critiquer le blocus et le bombardement de Gaza, y compris dans les cas où cette position n’est pas accompagnée d’une condamnation des atrocités commises par le Hamas ou de la moindre inquiétude sur le sort des otages. Le soutien total d’un camp sans aucune considération pour les victimes de l’autre côté n’est sans doute pas la position la plus éclairée, mais il s’inscrit pleinement dans la liberté d’expression.

Il existe aussi des cas plus difficiles. Par exemple, est-il antisémite de comparer les dirigeants israéliens à des nazis ?

L’antisémitisme se cache parfois derrière la critique du gouvernement israélien, mais on ne saurait soutenir que toute critique du gouvernement israélien est antisémite. Une résolution adoptée par l’Assemblée nationale en 2019 le rappelle : les « attaques antisionistes motivées par une haine des Juifs » sont antisémites, mais on ne peut en dire autant de toutes « les critiques à l’égard des politiques menées par l’État d’Israël ». Ce même texte sème néanmoins la confusion en renvoyant à un document adopté par une organisation internationale dénommée l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui donne plusieurs exemples de réflexions antisémites en rapport avec l’État d’Israël. Certains d’entre eux ne prêtent pas à discussion, tel le fait de tenir les Juifs pour « collectivement responsables des actions de l’État d’Israël ». D’autres exemples sont néanmoins plus problématiques, en ce qu’ils assimilent trop rapidement à de l’antisémitisme certaines critiques vigoureuses d’Israël.

On cite souvent l’observation ironique de Vladimir Jankélévitch sur l’« aubaine » de l’antisionisme qui permet « d’être antisémite au nom de la démocratie » (L’imprescriptible, Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Seuil, 1996, p. 19-20). Mais si cette stratégie doit être mise à nu, il faut se garder de la voir à l’œuvre partout. Certaines critiques adressées au gouvernement israélien pourront être jugées excessives voire choquantes par certains, sans pour autant relever de l’antisémitisme. Ainsi, établir « des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis » peut sembler outrancier. Mais on ne saurait, comme l’IHRA, percevoir systématiquement dans de tels propos un appel à la haine des Juifs.

En 2006, la Cour de cassation avait ainsi annulé la condamnation des auteurs d’une tribune qui filait la comparaison entre le nazisme et le comportement d’Israël envers les Palestiniens : « Les Juifs d’Israël, descendants des victimes d’un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les Juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens », etc. Le parallèle, dressé à des fins d’emphase, entre la politique israélienne et le nazisme peut choquer. Mais on ne saurait lui associer par principe une diffamation ou une incitation à la haine contre les Juifs. Il en va de même, soit dit en passant, de l’accusation d’apartheid.

Dès lors, il me semble que le sketch récent dans lequel Netanyahu était désigné comme un « nazi sans prépuce » constitue une critique du Premier ministre israélien, qu’on peut juger maladroite ou déplacée, mais qui ne constitue pas une injure antisémite. Plus problématique est le tweet d’un athlète français qui faisait de Hitler un « enfant de cœur » comparé à Netanyahu. Ce type d’affirmation n’est pas répréhensible pour ce qu’il dit de Netanyahu, mais pour ce qu’il dit de Hitler : il frôle la contestation de crime contre l’humanité, visée par l’article 24 bis de la loi de 1881.

Est-il interdit de soutenir les Palestiniens ?

Dans une circulaire du 12 octobre, le ministre de l’Intérieur a indiqué aux préfets d’interdire « les manifestations pro-palestiniennes ». Néanmoins, une mesure d’interdiction n’est justifiée qu’au cas par cas, si elle paraît nécessaire pour prévenir des troubles à l’ordre public. Il en va ainsi lorsqu’il apparaît certain que des propos antisémites vont être prononcés. Mais on ne saurait considérer que tel est le cas pour tout rassemblement de soutien aux Palestiniens. Le Conseil d’État l’a rappelé, mais a décidé d’ignorer ce qu’il qualifie de « regrettable approximation rédactionnelle » pour rejeter le recours contre cette circulaire.

Il est donc permis de critiquer les violences contre les civils palestiniens. En revanche, la défense des Palestiniens ne saurait se confondre avec celle du Hamas. Voir dans les abominations du 7 octobre des « actes de résistance », c’est les présenter sous un jour favorable et donc commettre l’apologie de crimes contre l’humanité ou d’actes de terrorisme. Les deux qualifications paraissent applicables, la seconde ayant la particularité de figurer dans le code pénal plutôt que dans la loi de 1881, ce qui entraîne une procédure plus rapide et notamment la possibilité d’une comparution immédiate.