Par Jean-Marie Brigant, Maître de conférences en droit privé, Le Mans Université

Quelle qualification pénale pour les pratiques illégales adoptées par les industriels du secteur de l’eau ?

Comme le relate avec précision le rapport parlementaire, à la suite d’un signalement d’un salarié fin 2019, des investigations ont été menées en 2020 par la DGCCRF sur les sites de plusieurs industriels du secteur de l’Eau mettant à jour le recours à des traitements non autorisés de l’eau minérale : l’injection illicite de sulfate de fer dans l’objectif de faire baisser le taux d’arsenic naturel présent dans les sources, ce qui est interdit pour les eaux minérales naturelles ; l’adjonction masquée de CO2, méthode prohibée pour les eaux disposant de la dénomination « eau minérale naturellement gazeuse » ; l’utilisation de filtre à charbon et de traitements ultraviolets, mesure de désinfection strictement interdite. Selon le président de la Commission d’enquête, « le fait pour un industriel minéralier de commercialiser sous l’appellation d’eau minérale naturelle une eau qui subit des traitements qui ne sont pas expressément autorisés par la réglementation pourrait être constitutif du délit de tromperie » (Rapport, p. 205).

Il convient de préciser que cette incrimination, définie à l’article L. 441-1 du Code de la consommation, a pour objectif de garantir la loyauté des transactions et la protection des consommateurs. Elle permet de sanctionner toute personne qui, de mauvaise foi, trompe ou tente de tromper, par quelque moyen ou procédé que ce soit le cocontractant sur les qualités substantielles de la marchandise lors d’un contrat à titre onéreux, principalement la vente. A ce propos, la jurisprudence criminelle a déjà retenu le délit de tromperie pour la commercialisation, sous la dénomination « eau de source », d’eau prélevée dans le milieu naturel ayant reçu un traitement destiné à éliminer les pesticides résultant d’une pollution humaine, alors que la réglementation prise pour l’application de l’article R. 1321-85 du Code de la santé publique concernant les eaux de source n’autorise que les traitements relatifs à la séparation des éléments instables ou des constituants indésirables de ces eaux (Cass. crim., 22 novembre 2016, n° 15-86.766).

Le délit de tromperie est puni de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende (C. consom., art. L. 454-1). Toutefois, la répression peut être plus sévère s’il est démontré que la tromperie « a eu pour conséquence de rendre l’utilisation de la marchandise dangereuse pour la santé de l’homme ou de l’animal » (C. consom., art. L. 454-3, 1°). Ainsi, les peines peuvent être portées à 7 ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende.

Si le délit de tromperie est la seule qualification expressément évoquée dans le rapport de la Commission d’enquête, il est possible de nous interroger sur une autre qualification pénale qui est celle de mise en danger délibérée de la vie d’autrui. Puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende, ce délit consiste dans « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement » (C. pén., art. 223-1). Destinée à améliorer la lutte contre de véritables risques sociaux et sanitaires, cette infraction de prévention requiert une démonstration sans faille d’une violation délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Le recours à cette qualification pénale suppose de manière générale d’identifier une norme qui doit édicter une obligation particulière suffisamment précise pour imposer un modèle de conduite circonstanciée. L’intérêt d’une telle incrimination est de sanctionner le comportement à risque, indépendamment de tout résultat dommageable. Encore faudrait-il, bien sûr, que l’élément matériel de cette infraction puisse être retenu sans équivoque, ce qui suppose la caractérisation d’une exposition d’autrui à un risque spécifique d’une extrême gravité : soit de mort, de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente. Tout autre risque étant exclu champ de l’article 223-1 du Code pénal. Si le risque doit être grave et immédiat, l’exposition à ce dernier doit être directe. Or, au cas d’espèce, si la Commission d’enquête fait état d’ « une minimisation d’un risque sanitaire à l’échelon national » (Rapport, p. 56), elle recommande in fine de « saisir l’ANSES aux fins d’établir un avis complet sur les risques de contamination des processus de production d’eau minérale et de source et de rendre public cet avis » (recommandation n°20, Rapport, p. 195). Il y a donc un intérêt à approfondir cette question du risque sanitaire qui ne doit pas être une simple possibilité ou éventualité mais bien une probabilité élevée, une « réalisation en puissance » selon l’expression du Pr. Yves Mayaud. A ce stade, le recours à la qualification de mise en danger délibérée de la vie d’autrui paraît donc prématuré. En ce sens, le Président de la Commission d’enquête a souhaité apporter une nuance concernant le risque sanitaire en précisant « qu’à ce jour, aucune contamination avérée de nos concitoyens n’a été constatée » (Sénat, Comptes-rendus de la CE Eaux en bouteille, 8 avril 2025).

Les dysfonctionnements de l’Etat et des différentes administrations peuvent-elles se traduire par des suites pénales ?

Il est mentionné dans le rapport parlementaire que la réaction de l’Etat a été « tardive, inadaptée et non transparente » et a pêché par « une série de dysfonctionnements » (Rapport, p. 52).  C’est une série de dix dysfonctionnements qu’a identifié la Commission d’enquête parmi lesquels figurent l’absence ou le retard de signalements des délits, les échecs de l’interministériel et le travail en silo des autorités et administrations, l’absence de sanction administrative de l’industriel afin de faire cesser les pratiques déployées, l’absence ou le manque d’association des autorités locales (notamment les ARS) aux décisions prises à l’échelon central ainsi que la dissimulation par l’Etat des informations et décisions concernant le groupe Nestlé Waters, sans oublier des délais excessifs qui pourraient avoir favorisé l’enracinement des tromperies du consommateur et la survenance de risques sanitaires.

S’il n’est pas possible juridiquement d’engager la responsabilité pénale de l’Etat (C. pén., art. 121-2), il est assez fréquent de rechercher celle des ministres et responsables publics à l’occasion des scandales sanitaires avec des qualifications telles que blessures ou homicides involontaires (CJR, 9 mars 1999, aff. Sang contaminé) ou celle de mise en danger délibérée de la vie d’autrui. Toutefois, cette dernière qualification requiert la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement (C. pén., art. 223-1). Or la démonstration d’une « obligation particulière » peut s’avérer délicate en pratique, conduisant à écarter la mise en cause sur un tel fondement (Cass. ass. plén., 20 janvier 2023, aff. Buzin). Au vu des développements figurant dans le rapport d’enquête parlementaire, il n’est pas sûr que les nombreux dysfonctionnements constatés dans la réaction de l’action publique, tant de la part des autorités locales et nationales, puissent reposer sur une méconnaissance délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité.

En revanche, parmi les recommandations de la Commission d’enquête, figure la nécessité pour la Chancellerie de rappeler le caractère général de l’article 40 du code de procédure pénale qui prévoit que toute autorité constituée ou tout fonctionnaire, qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République. Or, dans cette affaire Nestlé-Waters, les signalements ont été qualifiés de « tardifs », dans un cas « près de quatre ans plus tard » comme le souligne la Commission d’enquête (Rapport, p. 56). Selon M. L. Burgoa , président de ladite Commission, ce résultat, à déplorer s’explique par des logiques de fonctionnement en silo de chaque administration : les potentielles infractions de tromperie relevant du domaine de la consommation, la Direction Générale de la Santé (DGS) a considéré que le signalement ne pouvait provenir que de la DGCCRF….

La Commission d’enquête craignant qu’une telle analyse soit partagée par de nombreuses administrations (Rapport, p. 54), elle a donc préconisé de manière judicieuse de rappeler, par voie d’instructions, la lettre et l’esprit de l’article 40 du CPP. Rappelons qu’il s’agit d’un signalement immédiat et sans formalisme préalable qui a pour objectif premier de prévenir toute tentative de dissimulation d’infractions. 

Que faut-il penser du « lobbying décomplexé » de Nestlé Waters pour obtenir un changement de réglementation en sa faveur (microfiltration à 0.2) ?

Parmi les dysfonctionnements recensés par la Commission d’enquête sénatoriale, il est à relever « l’inversion de la relation entre l’Etat et l’industriel en matière d’édiction de la norme » (Rapport, p. 65). En effet, indique le rapport, Nestlé Water a mené, en marge des voies officielles, un long et intense lobbying auprès de l’Etat posant explicitement l’autorisation de la microfiltration à 0.2 micro comme condition à l’arrêt des traitements pourtant illégaux. Derrière « le plan de transformation » présenté aux autorités étatiques, l’objectif de l’industriel aurait été, par l’intermédiaire d’un lobbyiste, de mettre en conformité la réglementation avec la pratique de l’exploitant (Rapport, p. 64).

Au vu de ces éléments figurant dans le rapport, il n’est pas inutile de rappeler que le lobbying encore appelé représentation d’intérêts est une activité reconnue et encadrée par le législateur français depuis la loi Sapin 2 de 2016. Cette réforme a donné lieu à la mise en place d’un répertoire numérique qui assure, dans un objectif de transparence, l’information des citoyens sur les relations entre les représentants d’intérêts et les pouvoirs publics (L. n°2013-907 du 11 oct. 2013, art. 18-1). La représentation d’intérêts consiste à influer sur la décision publique, notamment sur le contenu d’une loi ou d’un acte réglementaire en entrant en communication avec  « les acteurs publics » expressément visés à l’article 18-2 de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013. La première obligation imposée aux représentants d’intérêts est de se déclarer auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Sur ce point, le rapport parlementaire précise bien que « les actions de lobbying ont bien été déclarées à la HATVP » (Refléter dans les arrêtés préfectoraux d’exploitation les évolutions des modalités d’application des réglementations pour le site des Vosges).

Cependant, selon le rapport de la Commission d’enquête, les méthodes employées par l’industriel de l’eau qui « vont bien au-delà de la représentation d’intérêts, (…) constituent des tentatives de l’industriel d’imposer son tempo et ses priorités aux autorités de contrôle » (Rapport, p. 67). Il est même mentionné que la stratégie d’influence menée par Nestlé Waters « relève davantage d’une mise sous pression des administrations en usant d’enjeux économiques et sociaux (« chantage à l’emploi »), que d’un dialogue argumenté sur la base de faits scientifiques » (Rapport préc. p. 66).

Il nous paraît important que préciser l’activité de lobbying doit être exercée avec « probité et intégrité » (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 18-5). Les représentants d’intérêts doivent ainsi s’abstenir « de toute démarche auprès de ces personnes (responsables publics) en vue d’obtenir des informations ou des décisions par des moyens frauduleux, mais également de s’abstenir d’obtenir ou d’essayer d’obtenir des informations ou décisions en communiquant délibérément à ces personnes des informations erronées ou en recourant à des manœuvres destinées à les tromper » (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 18-5, 4° et 5°). Le législateur a prévu que c’est la HATVP qui est chargée d’assurer le respect par les représentants d’intérêts de ces obligations déontologiques. Pour assurer cette mission, la Haute autorité peut notamment être saisie par les acteurs et responsables publics visés par le législateur, les associations anti-corruption agréées sans oublier le représentant d’intérêts lui-même. Lorsqu’elle constate, de sa propre initiative ou à la suite d’un signalement, un manquement aux règles déontologiques, elle « adresse au représentant d’intérêts concerné une mise en demeure, qu’elle peut rendre publique, de respecter les obligations auxquelles il est assujetti, après l’avoir mis en état de présenter ses observations » (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 18-7). Il est même prévu que le fait, pour un représentant d’intérêts auquel la HATVP a préalablement adressé, une mise en demeure de respecter les obligations déontologiques prévues par la loi, de méconnaître à nouveau, dans les trois années suivantes, la même obligation est passible d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende (L. n° 2013-907, 11 oct. 2013, art. 18-10).

Par ailleurs, ce n’est pas parce que la Commission d’enquête déclare que les méthodes employées par Nestlé Waters seraient allées au-delà de la représentation d’intérêts, évoquant à ce propos un « « lobbying décomplexé » qu’elles pourraient automatiquement tomber sous la qualification de trafic d’influence actif d’agent public français.  Il est vrai que si l’on définit le lobbying comme une activité visant à influencer le processus de décision, on ne peut manquer de rapprocher le terme « influencer » des incriminations de trafic d’influence actif prévues par le Code pénal. Derrière cette analogie des notions, il n’en demeure pas moins un décalage entre une pratique professionnelle aux contours larges et une incrimination précise qui repose sur la réunion d’éléments constitutifs. Dans le premier cas, il s’agit d’exercer comme activité principale ou régulière une influence conformément à la loi « transparence » de 2013. Dans le second cas, est sanctionné le fait par quiconque de proposer ou céder sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques à une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public, pour elle-même ou pour autrui (…) pour qu’elle abuse, de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d’une autorité ou d’une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés ou toute autre décision favorable (C. pén., art. 433-1). Le seul fait « d’exercer des pressions auprès des Ministères » comme noté dans le rapport de la Commission d’enquête (Rapport, p. 134) n’est pas suffisant, selon nous, pour relever de la loi pénale.