Affaire Mohamed Al Fayed : quelles responsabilités pénales et civiles ?
Le célèbre homme d’affaires Mohamed Al Fayed, décédé en 2023, ancien propriétaire du magasin Harrods, du Ritz de Paris et du club de football de Fulham, est accusé de multiples viols et agressions sexuelles commis contre des salariées de Harrods sur une période de plus de 25 ans. Une affaire qui pose des questions cruciales sur la responsabilité pénale et civile des entreprises, des collaborateurs et des institutions face à de tels crimes.
Par Simon Taylor, Professeur à l’Université Paris Nanterre
Qu’en est-il de l’action publique dans cette affaire ?
Les accusations contre Monsieur Al Fayed, décrites dans un documentaire de la BBC diffusé en septembre 2024, sont extrêmement graves. Les viols et agressions ont été commis contre des femmes salariées de Harrods, dont certaines étaient mineures au moment des faits. Toute possibilité d’action publique contre Monsieur Al-Fayed lui-même s’est éteinte avec son décès le 30 août 2023. En outre, le droit anglais n’admet pas la responsabilité pénale d’une entreprise pour des crimes de viol et d’agressions sexuelles. Toutefois, les enquêteurs n’écartent pas l’hypothèse de poursuites contre d’éventuels complices, collaborateurs ou médecins ayant prétendument couvert ou facilité les actes incriminés. En effet, si des collaborateurs d’Al Fayed sont reconnus coupables d’avoir participé aux agressions ou de les avoir dissimulées, ces collaborateurs pourraient se retrouver eux-mêmes accusés de complicité. Les médecins qui ont prétendument examiné les nouvelles recrues à la demande de Harrods pour confirmer leur « santé sexuelle » pourraient également se voir accusés. Le dossier pénal est donc loin d’être clos. Cependant, les victimes devront se tourner vers les actions civiles pour obtenir réparation. Le droit anglais ne permet pas aux victimes de se constituer partie civile lors d’un procès pénal. Un fond d’indemnisation des victimes de crime existe, mais une demande d’indemnisation doit normalement être déposée dans les deux ans suivant les faits.
Quelle responsabilité civile pour Harrods ?
Harrods a déjà annoncé qu’elle reconnaît sa responsabilité civile pour les actes de Monsieur Al Fayed sur la base de la responsabilité du fait d’autrui. Le grand magasin annonce être parvenu à un règlement à l’amiable pour les victimes qui se sont présentées à l’entreprise. Puisque Al Fayed était propriétaire et administrateur de Harrods au moment des actes dont il est accusé, la responsabilité de Harrods est effectivement engagée du fait de ces agissements, du moment où les actes dont Al Fayed est accusé ont été commis dans le cadre de ses fonctions. Cette notion est interprétée de manière élargie par les juges civils anglais et comprend, dans le cas d’agressions sexuelles, des actes qui ont été facilités par sa position d’autorité dans l’entreprise.
Cependant, comme le remarquent les avocats des victimes, il est important de reconnaître la responsabilité de Harrods non seulement pour les faits de Monsieur Al Fayed, mais aussi pour ses propres faits : pour avoir elle-même facilité un environnement propice à ces abus. Plusieurs pistes sont alors ouvertes qui permettraient d’engager la responsabilité civile directe de l’entreprise. En tant qu’employeur, Harrods avait une obligation légale de garantir les conditions de travail sûres, et cela comprend un devoir de protéger ses salariés contre le harcèlement et l’agression sexuelle. L’entreprise pourrait voir sa responsabilité civile engagée pour manquement à cette obligation si elle n’a pas agi en employeur raisonnable. Au minimum, des fautes organisationnelles systématiques semblent avoir facilité les agressions ; au pire, un système de trafic des femmes dans le but de satisfaire l’appétit sexuel du propriétaire a pu être instauré.
Pour toute action civile, les avocats représentant les victimes devront cependant surmonter l’obstacle de la prescription. Un délai de prescription de trois ans depuis le dommage s’applique aux actions en responsabilité civile lorsqu’il est question de dommage corporel. Il est possible toutefois de déroger à ce délai si le juge est convaincu qu’il existait des motifs légitimes qui expliqueraient le retard. Il est probable que les juges acceptent d’outrepasser le délai de prescription compte tenu des difficultés auxquelles les femmes auraient fait face pour engager plus tôt une action en justice.
Des actions civiles contre d’autres acteurs sont-elles envisageables ?
En ce qui concerne d’autres acteurs, des actions civiles pourraient viser des collaborateurs ayant facilité les agressions, intentionnellement ou par leur négligence, ainsi que des médecins ayant prétendument participé à la sélection des victimes. Le droit anglais admet également un devoir de diligence d’une société holding vis-à-vis des salariés d’une de ses filiales, y compris à l’étranger. Quant à la police, il sera difficile d’engager sa responsabilité civile pour n’avoir pas inculpé Al Fayed à la suite d’enquêtes passées. Dans l’état actuel du droit anglais, une action civile contre les services de police est très difficile à mener dans ces circonstances puisque la police n’a pas directement causé le dommage subi par la victime. En revanche, une action fondée sur la Convention européenne des droits de l’homme, pour avoir failli à leur obligation de protéger les personnes contre les traitements inhumains ou dégradants pourrait être envisagée si les victimes peuvent démontrer des défaillances graves dans l’enquête ou l’organisation du service.
Enfin, les crimes dont Monsieur Al Fayed est accusé n’ont pas tous eu lieu sur le territoire britannique. Les juridictions anglaises risquent donc de ne pas d’être les seules à se pencher sur cette affaire.