Affaire Ghosn-Dati : renvoi devant le tribunal correctionnel pour corruption et trafic d’influence
La ministre de la Culture Mme Rachida Dati et l’ancien patron de Renault-Nissan M. Carlos Ghosn ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel notamment des chefs de corruption et de trafic d’influence internationaux pour des faits remontant au début des années 2010. Retour sur les qualifications pénales envisagées, la question de la prescription de l’action publique ainsi que sur les sanctions encourues.
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Par Jean-Marie Brigant, Maître de conférences en droit privé à Le Mans Université, Membre du Themis-UM.
Sous quelles qualifications pénales Rachida Dati et Carlos Ghosn sont-ils renvoyés devant le tribunal correctionnel ?
A l’issue d’une instruction de plusieurs années, les magistrats parisiens ont décidé, en conformité avec le réquisitoire du PNF, de renvoyer Rachida Dati et Carlos Ghosn devant le tribunal correctionnel afin qu’ils soient jugés pour des infractions classiques dans un pacte de corruption.
D’un côté, l’actuelle ministre de la Culture devra comparaître pour deux chefs d’accusation que sont les « corruption et trafic d’influence passifs par personne investie d’un mandat électif public au sein d’une organisation internationale » d’une part et lerecel d’abus de pouvoir et d’abus de confiance d’autre part.
La corruption est ici envisagée du côté de l’agent corrompu (toujours qualifiée de passive) car Rachida Dati était bien investie d’un mandat électif public au moment des faits. Toutefois, ce n’est pas au Parlement français que le mandat a été exercé mais au sein du Parlement européen qui est une organisation internationale publique. Les qualifications idoines ne sont donc pas les délits de l’article 432-11 du Code pénal qui concernent les agents publics français mais ceux des articles 435-1 et 435-2 du Code pénal qui visent « une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public dans un Etat étranger ou au sein d’une organisation internationale publique ». Ces incriminations visant à réprimer la corruption internationale ont été introduites par la loi n° 2000-595 du 30 juin 2000 afin de satisfaire à nos engagements internationaux. Concernant les comportements incriminés, il est reproché à l’ancienne ministre de la Justice, sous couvert d’une mission de conseil, d’avoir « pris des positions favorables » au Parlement européen au constructeur automobile d’une part, et d’avoir « usé de son influence réelle ou supposée pour mener des actions de lobbying » dans la même enceinte européenne d’autre part. Si les premiers agissements correspondent à l’accomplissement d’actes de son mandat ou facilités par celui-ci relevant du délit de corruption passive, ceux consistant à user de son influence pour faire obtenir une décision favorable renvoient au délit de trafic d’influence. Dans les deux cas, il s’agit d’infractions formelles qui se consomment indépendamment de tout résultat dommageable.
Quant au recel d’abus de pouvoir et d’abus de confiance, il permet de sanctionner les personnes bénéficiant par tout moyen, des fonds détournés dès lors qu’est établie leur connaissance de leur origine frauduleuse (C. pén., art. 321-1). La jurisprudence facilite la répression de ces comportements en déduisant cette connaissance des circonstances de fait qui entourent la commission des faits. A noter que cette qualification est souvent mobilisée dans des scandales politico-financiers, permettant de réprimer indirectement des pratiques de corruption (Cass. crim., 27 octobre 1997, n° 96-83.698, Bull. crim. n° 352 – aff. Carignon). Les juges d’instruction reprochent ici à Mme Dati d’avoir tiré profit de l’abus de pouvoirs qu’aurait commis l’ancien PDG de Nissan-Renault.
De l’autre côté, Carlos Ghosn est renvoyé en correctionnelle pour plusieurs délits à commencer par la corruption et trafic d’influence actifs de personne exerçant une fonction publique au sein d’une organisation internationale publique (C. pén., art. 435-3 à 435-4). Les qualifications sont ici envisagées du côté corrupteur : la corruption sera toujours qualifiée d’active, même si ce dernier a été démarché par l’agent corrompu. Cette dernière peut ainsi prendre deux formes : soit de proposer, soit de céder, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, à une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public dans un Etat étranger ou au sein d’une organisation internationale publique, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques, pour elle-même ou pour autrui, pour qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir, un acte de son mandat, ou facilité par son mandat (C. pén., art. 435-3). Une structure similaire se retrouve dans le trafic d’influence actif (C. pén., art. 435-4).
Les deux infractions, de nature formelle, sont consommées dès lors que les moyens incriminés ont été adoptées, c’est-à-dire la proposition ou la cession faite à l’agent public.
Ensuite, a été retenu par les magistrats instructeurs le délit d’abus de pouvoirs par dirigeant de société qui consiste pour « Le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d’une société anonyme de faire, de mauvaise foi, des pouvoirs qu’ils possèdent ou des voix dont ils disposent, en cette qualité, un usage qu’ils savent contraire aux intérêts de la société, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement » (C. com., art. L. 242-6, 4°). S’il est vrai que l’abus des biens sociaux est la forme la plus répandue dans la pratique judiciaire, l’acte peut également porter sur les pouvoirs du dirigeant, c’est-à-dire les prérogatives qui lui sont accordées par la loi ou les statuts, voire l’autorité et l’influence découlant de ses fonctions de direction de la société. L’ordonnance de renvoi semble s’être focalisée sur l’utilisation des pouvoirs exercés par M. Ghosn (ayant permis la signature de la convention d’honoraires au profit de de Mme Dati) plus que sur l’usage des fonds sociaux (900 000 euros). Il s’agit d’une hypothèse plus marginale, l’utilisation abusive des pouvoirs débouchant souvent sur un abus des biens, à l’instar de la rémunération d’emplois fictifs qui permet de payer des personnes – amies ou proches du dirigeant – par la société sans effectuer de réelles prestations de travail pour celle-ci. Quant au fait que les infractions de corruption et de trafic d’influence auraient été commises dans l’intérêt de la société (versements d’honoraires en contrepartie d’actions de lobbying pour le compte du constructeur français au Parlement européen), cela n’en demeure pas moins punissable comme l’a établi la jurisprudence à l’occasion de l’affaire Carignon : « « quel que soit l’avantage à court terme qu’elle peut procurer, l’utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à l’intérêt social en ce qu’elle expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation » (Cass. crim., 27 octobre 1997, n° 96-83.698). D’une certaine façon, la fin ne justifie pas les moyens.
Enfin, la dernière qualification pénale pour laquelle l’ancien PDG est renvoyé devant le tribunal correctionnel est celle d’abus de confiance qui se définit comme le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé (C. pén., art. 314-1). Le recours à cette infraction de droit commun s’explique probablement par le fait que l’abus des biens ou des pouvoirs de la société n’est pas incriminé au sein de toutes les formes sociales, en vertu du principe de légalité des délits et des peines. Il s’agit d’une infraction spéciale qui ne concerne que les sociétés à risques limités immatriculées en France. Dans l’affaire Ghosn-Dati, il n’est pas exclu que les détournements ou abus reprochés aient eu pour cadre une société de personnes ou bien une société de droit étranger. Le recours à l’abus de confiance permet alors d’éviter tout risque d’impunité (à condition que les éléments constitutifs soient réunis).
L’ancienneté des faits peut-il conduire à la prescription de l’action publique ?
Dans cette affaire Ghosn-Dati, l’ancienneté des faits qui se sont déroulés entre 2009 et 2012 interroge en termes de prescription de l’action publique. D’ailleurs, les avocats de la ministre ont déjà formé plusieurs recours sur la prescription des faits dont l’un devant la Cour de cassation (le 6 juillet dernier), arguant de l’absence d’une « pièce déterminante » pouvant déclencher la prescription.
Cette question importante mérite d’apporter quelques précisions, à commencer par rappeler que le délai de prescription de l’action publique pour les délits était de trois ans à l’époque des faits (CPP, anc. art. 8). Or, la corruption et le trafic d’influence étant des infractions instantanées, elles se prescrivent à compter du jour de leur commission : soit le jour de la sollicitation, soit celui de l’acceptation, soit encore celui de la perception des dons et rémunérations. En l’espèce, à la suite de la conclusion d’une convention d’honoraires avec une filiale de l’alliance Renault-Nissan en 2009, Rachida Dati aurait perçu 900 000 euros entre 2010 et 2012 pour des prestations de conseil. Dans cette hypothèse (défendue par Mme Dati), si le délai avait commencé à courir au plus tôt en 2009 (date de signature du contrat) et en 2012 au plus tard (date de perception des rémunérations), il se serait écoulé dans tous les cas, bien avant l’ouverture de l’enquête en 2019.
Cependant, pour contourner la brièveté du délai de prescription de l’époque, la jurisprudence criminelle a développé deux solutions. La première consiste à assimiler la corruption à une infraction continuée en cas de versements successifs sur une longue période : « Si le délit de corruption est une infraction instantanée, consommée dès la conclusion du pacte entre le corrupteur et le corrompu, il se renouvelle à chaque acte d’exécution dudit pacte » (Cass. crim., 27 oct. 1997, n° 96-83.698 : aff. Carignon). Cette solution prétorienne se prête mal à l’affaire Ghosn-Dati dont le prétendu pacte de corruption n’a pas duré plus de deux années….
La seconde solution prétorienne, aujourd’hui entérinée par le législateur (CPP, art. 9-1), consiste, en cas d’infraction occulte ou dissimulée, à reporter le point de départ du délai de prescription de l’action publique au jour où le délit apparaît et peut être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. Tel est le cas du trafic d’influence dont l’existence a été dissimulée grâce à la conclusion d’un contrat fictif et à l’utilisation d’une structure écran, les conditions de mise en œuvre de l’action publique n’ont été réunies qu’au moment de la découverte des mouvements enregistrés sur les comptes des prévenus et de la dénonciation de ces faits (Cass. crim., 19 mars 2008, n° 07-82.124 ; Cass. crim., 6 mai 2009, n° 08-84.107). Dans la présente affaire, c’est cette théorie du report du délai de prescription de l’action publique qui a la faveur des autorités judiciaires et qui permet de faire commencer le délai en 2019, date d’ouverture de l’enquête par le PNF, ayant permis la découverte du pacte de corruption. Selon le PNF, le contrat de prestation signé par Mme Dati « était l’habillage juridique d’un pacte corruptif patent », ayant contribué à dissimuler les infractions de corruption et de trafic d’influence.
Entre temps, la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale a doublé le délai de prescription de l’action publique pour les délits qui se prescrivent par six années (CPP, art. 8). En raison de l’application immédiate des lois de prescription, ce nouveau délai se substitue à l’ancien lorsque la prescription n’est pas acquise, ce qui pourrait être le cas dans cette affaire.
Quelles sont les sanctions encourues pour corruption et trafic d’influence passifs ?
Les délits de corruption passive et active par personne investie d’un mandat électif public au sein d’une organisation internationale sont aujourd’hui punies de dix ans d’emprisonnement et de 1 000 000 euros d’amende, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction (C. pén., art. 435-1 et 435-3). Néanmoins, les faits reprochés ayant eu lieu entre 2010 et 2012, il convient de se référer aux peines applicables à l’époque. Si la peine d’emprisonnement encourue était déjà de dix années, l’amende encourue n’était que de 150 000 euros. Ce montant apparaissant trop faible au regard des profits que peuvent générer ce type d’infractions, le législateur a décidé de relever le quantum des amendes encourues en cas d’atteinte à la probité, à l’occasion de la loi no 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Il s’agit là d’une disposition plus sévère soumise au principe de non-rétroactivité de la loi pénale (C. pén., art. 112-1). Dans l’hypothèse d’une condamnation, le quantum de la peine d’amende serait donc de 150 000 euros pour les prévenus. La même solution s’applique pour les délits de trafics d’influence passifs et actifs d’agent public au sein d’une organisation internationale publique qui étaient alors réprimés, à l’époque des faits, de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende contre 500 000 euros aujourd’hui (C. pén., art. 435-2 et 435-4). A noter que pour l’abus de pouvoirs sociaux et l’abus de confiance ainsi que le recel, les peines s’élèvent à cinq d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende.
Au titre des peines complémentaires, on recense la confiscation, l’affichage ou la diffusion de la décision de condamnation, l’interdiction d’exercer une fonction publique ou d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise et surtout l’interdiction des droits civiques, civils et de famille (C. pén., art. 435-14). A nouveau, il faut tenir compte de la date de commission des faits pour l’application de cette fameuse peine d’inéligibilité. En effet, pour des agissements commis entre 2010 et 2012, il n’est donc pas possible de recourir à la peine d’inéligibilité renforcée de dix ans prononcée à l’encontre d’une personne exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif public au moment des faits. Le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère fait obstacle une nouvelle fois à l’application de cette peine introduite par loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. Il en va de même pour la peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité qui n’a été introduite pour ces infractions de corruption internationale qu’avec la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, c’est-à-dire bien longtemps après les faits reprochés.
En définitive, seule pourrait être prononcée la peine complémentaire facultative d’inéligibilité pour une durée de cinq ans maximum, …. accompagnée éventuellement d’une exécution provisoire, ce qui pourrait contrarier une éventuelle candidature à l’élection municipale de 2026 voire mettre un terme au mandat électoral en cours. A la lumière de la jurisprudence récente, il est important de rappeler que cette faculté pour le juge pénal d’ordonner l’exécution provisoire doit répondre à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive (Cons. const., 28 mars 2025, n°2025-1129). En outre, un débat contradictoire au cours duquel la personne peut présenter ses moyens de défense et faire valoir sa situation doit précéder la décision du juge d’assortir la peine d’inéligibilité de l’exécution provisoire.
Enfin (et surtout), afin de ne pas méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la déclaration de 1789, il reviendrait alors au juge pénal d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur (Cass. crim., 28 mai 2025, n°24-83.556). Mais avant d’arriver à ce genre de considérations à la croisée du juridique et du politique, il faudra suivre avec intérêt ce procès pénal…