Affaire France Télécom : le harcèlement moral institutionnel, une réalité pénalement sanctionnée
Après des années de procédure et pour des faits remontant à plus de 20 ans, la Cour de cassation vient de mettre un terme à l’affaire France Télécom. Dans un arrêt du 21 janvier 2025, elle confirme la responsabilité pénale de l’ex-Pdg du groupe, Didier Lombard, et de son ancien n°2, Louis-Pierre Wenès, pour harcèlement moral institutionnel, et apporte une contribution majeure à ce que les relations de travail doivent inspirer de respect des personnes et de leur dignité.

Par Yves Mayaud, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Quel est le contexte de l’affaire ?
Tout juste privatisée, la société France Télécom, devenue Orange le 1er juillet 2013, s’était dotée d’un plan destiné à promouvoir une meilleure stratégie commerciale et financière, doublé d’un volet social de réduction des effectifs à hauteur de 22.000 salariés ou agents sur un total d’environ 120.000. La plainte d’un syndicat révéla une gestion des ressources humaines particulièrement agressive, ayant eu pour effets « de déstabiliser le personnel, de créer un climat anxiogène et de provoquer plusieurs suicides et arrêts de travail ». Des poursuites furent engagées, qui ont abouti à la condamnation de la société elle-même et des dirigeants du groupe, et la Cour de cassation a été saisie, notamment sur pourvoi du Pdg et de son bras droit.
En quoi le « harcèlement moral institutionnel » est-il une nouveauté ?
Le harcèlement moral institutionnel n’est pas explicitement visé à l’article 222-33-2 du code pénal, dans la rédaction qui était applicable à l’espèce : « Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». Le droit pénal est d’interprétation stricte. Est punissable seulement ce qui est compris dans la formule d’incrimination. Les demandeurs au pourvoi ont fait valoir que, à suivre les termes de sa définition, le délit suppose des relations interpersonnelles entre l’auteur de l’agissement et une ou plusieurs victimes déterminées, ce qui excluait qu’il pût, les concernant, résulter d’une politique d’insécurité permanente, par hypothèse impersonnelle.
Mais la Cour de cassation s’est prononcée autrement. Elle a eu recours à la ratio legis, à la raison d’être de la loi, au « pourquoi » de la répression. Il est de principe que, sous couvert d’interprétation, le juge ne doit pas s’arrêter à la lettre des textes. En cas de difficulté ou d’ambigüité, il doit en restituer l’esprit et la finalité, autrement dit toute l’étendue conforme aux intentions du législateur. C’est ce qu’a fait la haute juridiction : elle s’est reportée aux travaux préparatoires à la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale, à l’origine de l’infraction de harcèlement moral, et elle en a déduit que le Parlement avait souhaité adopter une définition « la plus large et la plus consensuelle possible ». En conséquence, est punissable « une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel ». C’est souligner qu’il n’est pas nécessaire que les agissements répétés s’exercent à l’encontre d’une victime déterminée ou dans le cadre de relations personnalisées. Telle est la « nouveauté » correspondant au harcèlement moral institutionnel, une nouveauté « déclarée », non fantaisiste ou inventée…
Appliquée à des poursuites en cours, cette nouveauté n’est-elle pas contraire à la prévisibilité des infractions ?
La prévisibilité est indissociable du principe de la légalité pénale, lequel soumet les actions sanctionnées à des références sûres, afin d’éviter que les sujets de droit ne se voient reprocher des comportements dont ils ne peuvent suspecter le caractère répréhensible. Les demandeurs au pourvoi n’ont pas manqué d’en tirer argument, et de faire valoir qu’il leur était impossible de prévoir l’extension de l’application du délit de harcèlement à une politique d’entreprise, ce qui revenait à leur appliquer une disposition nouvelle plus sévère, voire à constituer un revirement de jurisprudence, et à le rendre rétroactif.
Mais, là encore, la Cour de cassation n’a pas suivi. Elle rappelle que le droit pénal n’est pas fait que de lois, mais aussi de l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, laquelle participe de la « clarification graduelle » des qualifications applicables. Autrement dit, la norme est évolutive, et il appartient à la jurisprudence, en conformité avec l’objet de la protection pénale, et sur la base d’une incrimination suffisamment large pour les comprendre, d’entrer dans toutes les potentialités qui en sont les suites logiques et en attente. Tel est le cas du harcèlement moral qui, tôt ou tard, par la finalité qu’il engage, ne pouvait que suivre le cours d’une maturité allant jusqu’à sa version institutionnelle ou collective.
Pourquoi les poursuites n’ont-elles été exercées que sur le fondement du harcèlement moral, et non sur d’autres infractions, telle la mise en danger délibérée de la vie d’autrui, ou encore l’homicide involontaire ?
Les autorités judiciaires ont la maîtrise de la qualification, qui est directement tributaire des faits et des circonstances. Il est vrai que d’autres délits auraient pu avoir leur place, mais encore fallait-il que leur application reposât sur des preuves incontestables de leurs éléments constitutifs. Et une donnée pouvait faire difficulté dans les deux infractions évoquées : la causalité, c’est-à-dire le lien entre le dommage incriminé et l’agissement fautif supposé l’avoir provoqué.
Dans la mise en danger, est sanctionné le fait d’exposer « directement » autrui à un « risque immédiat » de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente : il est donc une temporalité à respecter, faite d’une retombée dommageable directe et immédiate, ce qui n’est guère évident pour une politique globale de compression d’effectifs. Il en est de même de l’homicide involontaire, malgré quatre suicides durant le seul mois de mai 2008 : la relation entre un suicide et la faute dénoncée comme l’ayant généré est délicate à établir, tant peuvent intervenir de nombreuses explications ou interférences, avec pour effet de rendre la causalité très incertaine. L’efficacité imposait donc le recours à une qualification plus opérationnelle, empruntée au harcèlement moral, outre l’intérêt de ne pas négliger la dimension intentionnelle des comportements poursuivis, ce que ne sont, ni la mise en danger, ni l’homicide involontaire.