Actions écologistes : que révèlent-elles du droit de manifester ?
Par Jacques-Henri ROBERT, Professeur émérite de l’Université Paris II Panthéon-Assas
Le lundi 18 septembre, des militants de GreenPeace ont mené une action au large du Havre pour empêcher l’installation d’un terminal méthanier. Dans le même temps, des écologistes opposés à la construction de l’autoroute A69 occupent le terrain du chantier. Quelle est leur situation par rapport au droit de manifestation ?
Quelle est la valeur du droit de manifester en France ?
Le Conseil constitutionnel a jugé naguère que la liberté de manifester était constitutionnelle. (Cons. const. 18 janv. 1995, déc. n° 94-352 DC). Il l’a répété en censurant une loi selon laquelle les préfets auraient pu, administrativement et préventivement, interdire à certaines personnes de manifester à l’avenir, si, au cours de manifestations précédentes, elles s’étaient rendues coupables « d’agissements …ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent » (Cons. const. 4 avr. 2019, déc. 2019-780 DC). En revanche, une telle interdiction peut être prononcée à titre de peine par le juge judiciaire, en application de l’article 322-15, I, 7° du Code pénal à l’égard de manifestants qui ont commis des violences et des dégradations.
Mais, comme toute liberté publique, celle de manifester est susceptible de subir des dérogations légales pour la protection d’intérêts supérieurs, en l’espèce la sécurité des personnes et des biens Toute manifestation doit être préalablement déclarée à défaut de quoi les organisateurs encourent six mois d’emprisonnement (art. 431-9, 1° du Code pénal). En réponse, l’autorité administrative peut interdire une manifestation, sous le contrôle d’un juge qui apprécie la proportionnalité de la décision ; ou, si l’autorité ne l’interdit pas, elle en règle, de fait, le déroulement avec les personnes qui en ont formé le projet et l’ont déclaré à l’administration, mais ce n’est pas juridiquement au moins, un régime d’autorisation préalable.
La violation de l’interdiction d’une manifestation constitue, pour les organisateurs un délit correctionnel (art. 431-9, 2°) et, depuis une époque récente, chaque participant commet une contravention punie de 750 € (art. R. 644-4 C. pén., créé par le décret du 20 mars 2019).
Constate-t-on de nouvelles formes de manifestation susceptible de remettre en cause ce droit ?
La manifestation est définie comme tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune. La jurisprudence interprète très strictement cette définition : utiliser la voie publique, c’est l’occuper ou y circuler, en exprimant des revendications les plus variées, mais rien d’autre. Ainsi, la Cour de cassation a qualifié d’entrave à la circulation publique une « opération-escargot » organisée par des chauffeurs routiers.
C’est dire que toutes les formes nouvelles d’expression développées par Greenpeace et d’autres associations protectrices de l’environnement ne sont pas juridiquement des manifestations et, déclarées ou non, elles constituent divers délits ou contraventions de droit commun : la dégradation de statues, le jet de sauce sur des peintures, l’interruption de la circulation sur une autoroute, la destruction des chaluts d’un navire de pêche maritime, les graffiti sur la coque d’un méthanier etc., ne sont pas des manifestations, mais des délits de dégradation et même de vol dans le cas des décrocheurs du portrait du Président de la République ; les intrusions dans les sites nucléaires ou sur des chantiers dangereux, comme celui de Notre-Dame de Paris, constituent d’autres délits spécifiques.
Ce sont ces qualifications pénales, tout à fait étrangères au régime des manifestations, que les parquets mettent en œuvre pour poursuivre les militants écologistes devant les tribunaux répressifs. En réponse, une jurisprudence clémente s’est développée en faveur des prévenus dont quelques-uns, mais non pas tous, ont été relaxés au motif « l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Encore faut-il que l’infraction soit de faible gravité pour que sa répression soit jugée disproportionnée.
Faut-il envisager une refonte du droit de manifester ?
Pour donner un cadre légal aux formes nouvelles de protestation, deux possibilités peuvent être envisagées : ou bien étendre la définition de la manifestation au-delà de la simple occupation de la voie publique, ou bien instituer un nouveau fait justificatif imité de celui qui bénéficie aux lanceurs d’alerte, en vertu de l’article 122-9 du Code pénal.
La première solution n’offrirait guère de protection aux protestataires car les maires ou les préfets interdiraient probablement les différentes entreprises perturbatrices qu’on a citées. Le régime de déclaration et d’interdiction institué par le droit positif ne mérite pas d’être modifié pour cela : ce régime est très peu répressif et on doit l’admirer d’autant plus qu’il résulte d’un décret-loi du 23 octobre 1935, publié à un moment où le gouvernement avait tout à craindre des « ligues factieuses » de triste mémoire depuis le 6 février 1934. Ce texte s’est gardé d’instituer un système d’autorisation préalable, préférant celui de la déclaration. La prudence dont le Conseil d’État fait preuve dans l’appréciation de la légalité des arrêtés d’interdiction protège les manifestants contre l’arbitraire administratif.
Si on ne qualifie pas de manifestations les nouvelles formes d’expression, et si elles restent susceptibles de qualifications pénales, l’autre solution serait la création d’un nouveau fait justificatif dont l’article 122-9 du Code pénal, relatif aux lanceurs d’alerte, fournirait le modèle : il leur assure l’impunité lorsqu’ils ont divulgué un « secret protégé par la loi ». Le fait justificatif consenti aux manifestants écologistes n’empêcherait pas seulement la répression de la violation d’un tel secret, mais aussi des dégradations légères sans atteinte à l’intégrité physique ou psychologique des personnes ou le vol d’objets de faible valeur. La discussion d’un tel texte par le Parlement offrirait l’occasion de passionnants débats.