Expulsion de l’influenceur algérien Doualemn : la fausse bonne idée de Gérald Darmanin
Le Garde des Sceaux Gérald Darmanin a proposé, le 9 février 2024 sur BFMTV, de supprimer la commission départementale chargée de produire un avis préalablement à l’édiction d’un arrêté d’expulsion, sauf « urgence absolue ». Une idée du ministre qui intervenait quelques jours après la suspension par le Tribunal administratif de Paris, le 29 janvier, de l’exécution de l’arrêté d’expulsion visant l’influenceur algérien Doualemn, au motif que l’urgence absolue n’était pas établie.
Par Vincent Tchen, Professeur de droit public à l’Université de Rouen
Quel est le rôle de la commission départementale de l’expulsion ?
L’étranger visé par une procédure d’expulsion bénéficie de deux garanties (CESEDA, art. L. 632-1) : une information détaillée dans un « bulletin de notification » ; une audition par une commission départementale (comex, dans le jargon administratif) composée de deux magistrats judiciaires et d’un conseiller de tribunal administratif. Cette audition constitue une garantie substantielle. Même si la commission ne produit in fine qu’un avis non contraignant, l’étranger concerné peut, à cette occasion, faire valoir tout élément établissant que son expulsion est entachée d’une illégalité de procédure ou de fond ou, suivant un axe de défense qu’il ne pourra pas défendre devant le tribunal administratif, n’est pas opportune.
La procédure est singulière car la loi confère à la commission les allures d’un tribunal qu’elle ne devrait pas avoir. En effet, l’audition vise à recueillir un avis en droit et en fait, non à préjuger la légalité d’un arrêté d’expulsion qui n’est pas encore formalisé. Plusieurs indices témoignent pourtant de l’apparence d’une procédure contentieuse : composition de la commission, présence le plus souvent d’un avocat, audition de témoins, aide juridictionnelle, publicité des débats, notification écrite de l’avis. En méconnaissant cette procédure, l’administration entache l’arrêté d’expulsion d’une irrégularité (CAA Paris, 16 juill. 1996, n° 96PA00030).
Il est fait échec à l’intervention de la commission qui vient d’être décrite si l’administration invoque une « urgence absolue ». L’arrêté d’expulsion est dans ce cas édicté par le ministre de l’Intérieur et non par le préfet.
Que doit établir le ministre de l’Intérieur pour recourir à la procédure d’urgence absolue ?
L’urgence absolue ne s’invoque pas : elle se démontre. À défaut, le ministre de l’Intérieur pourrait librement neutraliser les deux garanties qui viennent d’être décrites (information renforcée et passage devant la commission) pour des raisons d’opportunité administrative ou politique et commettre par là même un détournement de procédure.
Si la notion d’urgence absolue n’est pas définie par la loi, la jurisprudence a fixé des balises assez claires qui se concentrent sur deux éléments : la gravité des faits reprochés (l’administration craint un risque de réitération d’un trouble grave à l’ordre public à très brève échéance) ; le risque de fuite de la personne concernée. Ce dernier indice est insuffisant à lui seul car l’administration dispose de moyens de contrainte après avoir édicté l’arrêté d’expulsion dans l’attente du départ effectif. Une assignation à résidence peut être prononcée sans limite de temps en matière d’expulsion, possiblement sous bracelet électronique en cas d’activités terroristes. En dernier ressort, la personne peut être placée en rétention administrative pour 90 jours et même 210 jours en cas de menace terroriste.
Sur le fond, le ministre de l’Intérieur doit justifier l’urgence absolue par une menace pour l’ordre public imminente et d’ampleur, à tout le moins un risque terroriste (CE, 5 août 2021, n° 455003) ou un prosélytisme religieux actif (CAA Nancy, 25 juin 2007, n° 06NC00176). Dans ces circonstances, il peut faire valoir que l’étranger concerné sera prochainement libéré d’un centre de détention (CE, réf., 19 août 2016, n° 402457). Compte tenu des conséquences induites par la qualification d’urgence absolue, le juge administratif est attentif au contexte factuel et s’assure de la réalité de l’urgence. Pour cette raison, une longue peine de prison qui rend incertaine une libération à brève échéance s’oppose à une expulsion en urgence absolue (CE, 6 mars 1998, n° 173216). À l’inverse, une libération de prison effective depuis plusieurs mois atteste d’un défaut d’urgence (CE, 25 avr. 2003, n° 229719).
Dans l’affaire qui a conduit Gérald Darmanin à proposer la suppression de la commission, le tribunal administratif de Paris a suivi ce fil de raisonnement (TA Paris, réf., 29 janv. 2025, n° 2501017/4). Il a estimé que les liens, jugés non établis en l’état de l’instruction, avec d’autres influenceurs plus radicalisés et un risque de réitération des faits compte tenu des condamnations pénales passées de l’intéressé (dont la dernière remontait à 23 ans) n’établissaient pas un risque imminent de menace pour l’ordre public. Le contexte tendu des relations entre la France et l’Algérie n’a pas non plus été jugé pertinent. Pour justifier sa position, le tribunal administratif a observé que l’autorité judiciaire, dans le cadre de la procédure pénale ouverte à la suite des propos de l’influenceur, avait écarté un placement en détention provisoire et un contrôle judiciaire dans l’attente de son procès prévu le 24 février 2025. Il a également relevé que l’intéressé, père de deux enfants français, résidait régulièrement en France depuis près de 15 ans et était lié à une ressortissante française par un pacte civil de solidarité. Pour le requérant, l’essentiel n’est peut-être pas là. Le tribunal a en effet jugé qu’il n’existait pas un doute sérieux sur la réalité de la menace grave pour l’ordre public constituée par la large diffusion de trois vidéos sur un réseau social de propos incitant à la commission de violences volontaires sur un opposant politique résidant en Algérie.
Au motif que le passage devant la commission départementale « prend beaucoup de temps », Gérald Darmanin estime qu’il « faut changer la loi » car « la France doit pouvoir expulser les personnes étrangères de son territoire ». Or, la commission décide « si vous avez raison ou pas ». Que vous inspire ces propos ?
On donnera crédit au ministre sur un point d’évidence qui découle précisément de l’application de la loi : le passage devant la commission repousse la mise à exécution de l’arrêté d’expulsion. Ce report est toutefois limité dans le temps car la commission doit rendre son avis motivé dans le mois qui suit la remise de la convocation de l’étranger concerné. Un mois supplémentaire est accordé en cas de « motif légitime » (CESEDA, art. R. 632-6). Passé ce délai, les formalités de consultation sont réputées remplies, même si la commission n’a pas produit son avis (CESEDA, art. L. 632-2).
Pour le reste, le ministre se trompe en connaissance de cause. Si la procédure consultative retarde le temps de l’action de l’administration, elle ne compromet pas le pouvoir de décision du ministre dans la mesure où, les formalités opérées, ce dernier conserve son pouvoir de décision. Le ministre peut en effet confirmer son projet d’expulsion, y compris lorsque la commission prononce un avis négatif (CAA Marseille, 13 avr. 2021, n° 20MA02493). Gérald Darmanin ne s’en est pas privé lorsqu’il était ministre de l’Intérieur comme il l’a reconnu dans son entretien à BFMTV.
La suppression de la commission de l’expulsion peut-elle être opérée par voie réglementaire ?
Le Conseil constitutionnel n’a jamais fait de la commission de l’expulsion une garantie de valeur constitutionnelle. La nature législative ou réglementaire de la procédure n’a également jamais été tranchée, sous une réserve. L’ordonnance n° 2004-1248 du 24 novembre 2004 portant création du code de l’entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d’asile avait délégalisé le cadre d’organisation des débats de la commission de l’expulsion. On peut cependant estimer que la procédure consultative constitue en elle-même une garantie reconnue pour l’exercice des libertés publiques au sens de l’article 34 de la Constitution. Sa suppression devrait donc intervenir par voie législative.
Cette suppression dynamiserait-elle la procédure d’expulsion ?
Qu’il soit permis d’en douter. Le taux d’exécution des arrêtés d’expulsion est en l’état des pratiques actuelles plutôt élevé (environ 60 %), surtout si on le compare au taux d’exécution des obligations de quitter le territoire (9 % selon le rapport de la Cour des comptes rendu public en janvier 2024). La suppression de la procédure consultative aurait quoi qu’il en soit un impact très limité pour une raison imparable : il est très rarement recouru à la procédure d’urgence absolue. En 2021, dernière année statistique connue, 19 arrêtés ont été édictés suivant cette procédure pour 311 expulsions cette année-là.
Gérald Darmanin a également omis de signaler qu’une procédure d’expulsion peut être suspendue en référé sous les réserves tenant à la preuve d’une illégalité manifeste et retarder la mise à exécution d’un arrêté. Comme l’a résumé le Conseil d’État en 2008, « eu égard à son objet et à ses effets, une décision prononçant l’expulsion d’un étranger du territoire français porte, en principe, par elle-même atteinte de manière grave et immédiate à la situation de la personne qu’elle vise et crée, dès lors, une situation d’urgence justifiant que soit, le cas échéant, prononcée la suspension de cette décision » (CE, 18 févr. 2008, n° 306238, min. Int.). Cette grille d’analyse figure mot à mot dans le jugement du tribunal administratif de Paris du 29 janvier 2025.