Par Jean-Pierre Camby, enseignant à l’université de Paris I et à l’UCO de Nantes, commentateur du code électoral Dalloz, et ancien administrateur à l’Assemblée nationale.

La France ne peut se passer d’un texte d’autorisation budgétaire au 1er janvier, c’est un fait entendu. C’est pourquoi, en 1979, après l’annulation du projet de loi de finances par le Conseil constitutionnel le 24 décembre — au motif que la seconde partie (les dépenses) avait été débattue avant l’adoption de la première partie (les recettes et l’équilibre) —, le gouvernement fit adopter un texte provisoire afin d’autoriser la perception de l’impôt et d’assurer la continuité des services publics. Le 30 décembre, le Conseil constitutionnel l’a validé : « dans l’attente de l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 1980 … ce texte ……constitue un élément détaché, préalable et temporaire de la loi de finances pour 1980 ».  L’intervention d’un texte était indispensable : « en l’absence de dispositions constitutionnelles ou organiques directement applicables, il appartient, de toute évidence, au Parlement et au Gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ».

La loi spéciale, une procédure d’exception

Depuis 1979 est intervenue, le 1er août 2001, la loi organique sur les lois de finances (LOLF). Son article 45 ne prévoit de loi spéciale que dans un seul cas, en référence à l’article 47 de la Constitution : si le projet n’a pas été déposé à temps pour être promulgué au 31 décembre. Au moment de l’élaboration de la LOLF, on a assimilé à cette circonstance le précédent de 1979 : une censure du Conseil constitutionnel qui empêche la promulgation. Le mécanisme est prévu à défaut de toute autre solution : l’article 45 de cette loi organique prévoit d’abord la possibilité du vote d’une seule première partie, puis, si cette première possibilité n’a pas fonctionné,  une loi spéciale qui ne fait qu’autoriser la perception de l’impôt et le fonctionnement budgétaire de manière à ce que les services publics puissent continuer à fonctionner.

Le projet de loi spéciale doit en outre, selon ce texte, être déposé avant le 19 décembre. Tel n’a pas été le cas cette année.

Les conditions de déclenchement de la loi spéciale visée par la LOLF ne sont donc nullement réunies : cette procédure exceptionnelle n’est pas faite pour aller à l’encontre du vote négatif d’une commission mixte paritaire sur le budget ( il y a eu de nombreux cas où la CMP n’est pas parvenue à un accord sur des textes budgétaires, comme cela s’est produit le 19 décembre dernier) ni pour anticiper un vote supposé négatif in fine de l’Assemblée, ni pour offrir une alternative au renoncement de l’usage de l’article 49 alinéa 3. Elle est faite pour éviter un blocage avéré, en dernière extrémité et lorsque toutes les autres voies sont impraticables. Tel n’est pas le cas.

Aucun blocage avéré, d’autres voies possibles

Le Conseil d’ Etat a pu considérer, le 10 décembre 2024, que la chute du gouvernement Barnier était « susceptible de faire obstacle à la promulgation d’un projet de loi de finances pour 2025 avant le 31 décembre 2024 » pour justifier du recours à la loi spéciale. Rien de tel ici. On ne peut anticiper ce qu’auraient été les prochains votes alors que le gouvernement choisit d’interrompre la procédure.

L’avis du Conseil d’Etat sur le projet de loi spéciale n’est en principe pas publié, au demeurant il est confronté à la nécessité de ne pas empêcher une solution au 31 décembre et il est peu probable que le Conseil constitutionnel soit saisi. Donc le dévoiement de la procédure a de fortes chances de rester sans suite. 

Le choix d’une procédure relevant de la loi organique mais ici détournée dans son application constitue aussi une forme de pression faite aux parlementaires, dont le choix s’opère entre le vote positif de la loi spéciale et plonger le pays dans le chaos, alors même que d’ autres voies sont possibles.  

En effet, et en dehors même du fait que le débat aurait dû se poursuivre jusqu’au 23 décembre, aussi et surtout il existe une autre procédure, elle explicitement prévue par la Constitution : passé 70 jours après le dépôt du projet de loi, c’est-à-dire le 23 décembre, le gouvernement peut mettre en vigueur le projet par ordonnance, dès lors que le Parlement ne s’est pas prononcé (c’est à dire définitivement prononcé ). La lettre de la Constitution vise « les dispositions du projet » ce qui exclut les amendements : c’est, selon cette lettre, le projet initial qui est repris par l’ordonnance. Si cette solution est écartée, c’est uniquement parce que le gouvernement en supporterait le coût politique : on lui reprocherait d’avoir méconnu le débat parlementaire. Pourtant c’est la voie clairement prévue par la Constitution comme l’exposait Gilbert Devaux, directeur du budget, le  26 août 1958 devant le Conseil d’État : « Le Parlement a eu la possibilité de discuter. On lui a laissé deux mois et demi pour le faire. S’il ne s’est pas prononcé au bout de deux mois et demi, il faut que le projet du gouvernement soit promulgué. Cela dit, le Parlement a une autre option : il peut refuser le budget… S’il refuse le budget, il y a évidemment, en ce cas, une crise gouvernementale. Le gouvernement posera alors la question de confiance. Mais si le Parlement ne s’est pas prononcé, il n’a pas fait son métier ». Pourquoi écarter la logique profonde sur laquelle s’est construite la procédure budgétaire à l’origine de la V e République ?

Botter en touche pour éviter le choc politique

En effet, la Constitution est claire : dès lors qu’il a déposé son texte le 15 octobre, le gouvernement devrait donc poursuivre la navette, peut faire usage de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution sur le texte fondamental qu’est le budget (c’est même la logique du régime parlementaire), et peut aussi, s’il veut éviter un vote en dernier mot négatif de l’Assemblée nationale, qui plongerait le pays dans une interruption de la vie nationale, recourir à l’ordonnance le 23 décembre. C’est donc pour contourner les voies classiques de responsabilité du gouvernement et non pour résoudre une impossibilité avérée de disposer d’un texte au 31 décembre que l’on a recours à la loi spéciale.

Botter en touche, en ayant recours à une loi « spécialement spéciale » non prévue – et même textuellement exclue- dans le cas présent et à ce stade du débat – par la Constitution et la loi organique, ne sert qu’à suspendre provisoirement et artificiellement le match.  L’article 45 de la LOLF prévoit qu’une fois la loi spéciale adoptée, la discussion reprend au stade où elle en est restée, c’est-à-dire ici sur le texte adopté par le Sénat, pour une nouvelle lecture par chaque assemblée, puis si le désaccord persiste pour un « dernier mot » à l’Assemblée nationale. Les amendements nouveaux ne sont plus recevables. En effet « les adjonctions ou modifications qui peuvent être apportées après la première lecture par les membres du Parlement et par le Gouvernement doivent être en relation directe avec une disposition restant en discussion » (V. par exemple Conseil constitutionnel n° 2011-625 DC du 10 mars 2011). Même si ici tout le texte reste en discussion compte tenu de la transmission d’un texte rejeté par l’Assemblée, le débat fonctionne selon la « théorie de l’entonnoir ». Il n’est  pas possible d’ajouter des sujets nouveaux après la réunion de la CMP.  L’espace de négociation, qui existait l’an dernier où le débat a repris en première lecture au Sénat, sera ici bien plus restreint. Et surtout on voit mal ce qu’un mois changera aux rapports de forces parlementaires. 

La loi spéciale se contente de reconduire les services votés, ne permet pas d’octroyer des subventions (autres que celles qui résultent de sujétions pour charges de services publics), de financer des actions nouvelles et ne permet pas de modifications fiscales, en particulier de revalorisation des barèmes d’imposition. Va-t-on attendre dans cet état de glaciation budgétaire jusqu’aux élections municipales ?

Et que se passera-t-il si cette reprise du débat aboutit, faute de majorité, à une nouvelle impasse ? Aura-t-on alors recours à l’ordonnance qu’on écarte aujourd’hui ?  

Le gain politique immédiat, s’il évite à la fois une mise en jeu de la responsabilité politique du gouvernement et le recours à l’ordonnance, crée à terme un obstacle plus difficile encore à franchir pour le gouvernement.