Pourquoi l’Arcom a exclu les chaînes C8 et NRJ12 de la TNT ?
L’Arcom vient de rendre publique les noms des 15 éditeurs pré-sélectionnés pour l’exploitation de 15 chaînes de la TNT. Sur la liste, figurent 13 chaînes déjà présentes et deux nouveaux entrants, Ouest-France TV et Réels TV. Les chaînes NRJ 12 et C8 perdent, elles, leurs fréquences. Sur quels critères l’Arcom s’est-elle prononcée, quelle est la suite de la procédure et quels sont les enjeux ?
Par Camille Broyelle, professeure de droit à l’Université Paris-Panthéon-Assas et directrice du Master droit du numérique
Dans quel contexte s’inscrit la décision de l’Arcom ?
Les chaînes de la TNT utilisent des fréquences hertziennes qui sont en nombre limité. La TNT ne peut accueillir que 31 chaînes de télévision à caractère national qui doivent ainsi être sélectionnées. Les autorisations de 15 éditeurs arrivant à expiration en 2025, l’Arcom a lancé un appel aux candidatures (AAC, 28 février 2024) et procédé du 8 au 17 juillet dernier aux auditions publiques des 24 candidats en lice.
Même si le nombre de présélectionnés correspond au nombre d’autorisations en jeu – les candidats ne sont donc plus en compétition – la liste établie par l’Arcom ne constitue qu’une mesure préparatoire ; elle ne clôt pas la procédure (CE, 21 oct. 2009, n° 310431). Le régulateur doit désormais procéder à la rédaction d’une convention avec chacun des 15 éditeurs, sans laquelle l’autorisation ne leur sera pas délivrée.
L’étape qui commence va consister à poser sur le papier le projet et les engagements de la chaîne, les obligations imposées à tout éditeur audiovisuel en vertu de la loi du 30 septembre 1986 et les garanties permettant d’en assurer le respect. En particulier, comme l’énonce l’appel aux candidatures, la convention devra indiquer comment concrètement l’éditeur entend assurer le respect du pluralisme, de l’honnêteté et de l’indépendance de l’information (que celle-ci soit livrée dans les programmes d’informations ou ailleurs). L’Arcom suggère quelques pistes comme la désignation d’une personnalité indépendante ou l’attribution des moyens financiers et humains permettant au « comité relatif à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme » (le « Chipip ») imposé par la loi d’exercer efficacement sa mission. D’ores et déjà, TF1 et M6 ont accepté d’introduire ces dispositifs dans les conventions qu’elles ont conclues en avril 2023, à l’occasion de la réattribution de leurs autorisations (nulle trace en revanche de la clause relative à la présence d’un administrateur indépendant dans la convention de Europe 1 conclue en novembre 2023 à la suite de son rachat par le groupe Bolloré ; on ignore si l’éditeur l’a refusée). Si les deux parties ne parviennent pas à s’entendre sur telle ou telle disposition tenue pour essentielle par l’Arcom, la convention ne sera pas conclue et l’autorisation ne sera pas accordée. L’élaboration de la convention ne constitue donc en rien une formalité.
Le rapport de force n’est pas, il est vrai, favorable au régulateur puisqu’il a déjà été procédé à la sélection des 15 candidats qui ont vocation à se voir attribuer une autorisation. L’Arcom n’est pas pour autant placée au pied du mur puisqu’elle a la possibilité, en l’absence d’accord, de puiser dans le vivier des candidats auditionnés pour en sélectionner de nouveaux, la liste des présélectionnés ne liant pas le régulateur (CE, 22 mars 1993, n° 127101).
Les raisons pour lesquels les projets de C8 et NRJ 12 n’ont pas été retenus n’ont pas encore été rendues publiques mais pouvez-vous d’ores et déjà avancer des explications ?
Tout d’abord, les chaînes n’ont pas de droit acquis sur la TNT. Leur autorisation a une durée de vie limitée (10 ans maximum renouvelable deux fois, pour 5 ans à chaque fois) et les cartes sont rebattues quand elles arrivent à échéance. Le paysage audiovisuel n’est donc pas figé, ce qui est sain.
Concernant NRJ 12, sa viabilité économique n’a probablement pas convaincu l’Arcom. Le projet de C8 présentait certainement la même fragilité, puisque la chaîne n’est pas rentable. S’agissant toujours de C8, la diversité des opérateurs, imposé par la loi, a certainement pesé (le groupe Bolloré était titulaire jusqu’à présent de 6 chaînes : Canal+ et ses deux déclinaisons, Cstar, C8 et Cnew). On imagine surtout que les multiples mises en garde, mises en demeure et sanctions dont C8 a fait l’objet ont été décisives. La loi impose en effet de tenir compte de la façon dont les éditeurs sortants ont respecté les principes de pluralisme, d’honnêteté et d’indépendance de l’information. En d’autres termes, pour qu’un éditeur soit de nouveau autorisé à exploiter une chaîne, il faut qu’on puisse lui faire confiance. Les garanties prévues pour C8, comme le léger différé prévu pour l’émission de Cyril Hanouna n’ont certainement pas été tenues pour crédibles.
Pourquoi avoir écarté la candidature de C8 mais retenu celle de CNews ?
Juridiquement, toutes les conditions étaient réunies pour rejeter le projet de CNews. La chaîne a fait l’objet d’un nombre équivalent, en 2024, de rappels à l’ordre, mises en demeure et sanctions (voir à ce sujet l’enquête publiée par Le Monde), pour des manquements du même type (à titre d’exemple : l’antisémitisme et la surpopulation carcérale sont une conséquence de l’immigration, celle-ci expliquerait la prolifération les punaises de lit, des raisons sanitaires sont à l’origine du ghetto de Varsovie, ou encre les migrants mineurs isolés sont des voleurs, des violeurs et des assassins). Au cours de l’audition publique, les représentants de CNews ont soutenu que ces « incidents » étaient résiduels au regard de la durée totale d’antenne assurée. On doute cependant que le collège de l’Arcom ait été convaincu : la loi n’attend évidemment pas des éditeurs qu’ils n’incitent que rarement à la discrimination et à la haine ou encore qu’ils ne diffusent qu’occasionnellement une information malhonnête et partisane. Surtout, la fréquence des manquements et leur convergence idéologique indiquent clairement qu’ils ne constituent pas des « dérapages » mais procèdent au contraire d’une politique éditoriale réfléchie, que le groupe Bolloré déploie à la télévision, à la radio et dans la presse écrite. CNews comme C8 assurent la promotion d’une opinion spécifique, en d’autres termes ce sont des chaînes de propagande.
C’est précisément ce que la loi prohibe, comme l’a clairement rappelé le Conseil d’Etat dans sa décision Reporters sans frontières du 13 février 2024. Contrairement à ce qui a pu être écrit, l’exigence de « pluralisme interne » rappelée à cette occasion (les éditeurs doivent assurer l’expression des différents courants de pensée dans leurs propres programmes) ne fait pas obstacle à l’expression d’une ligne éditoriale, fût-elle politique. Elle interdit seulement l’affichage monochrome d’un seul courant de pensée (ce qu’énonce explicitement la délibération de l’Arcom du 17 juillet dernier), car l’inclination naturelle de l’éditeur serait alors de tordre les faits et de biaiser ses analyses pour assurer la promotion de ses idées. Le principe non seulement législatif mais aussi constitutionnel de pluralisme ne peut accepter que seules les idées disposant du soutien d’un groupe économiquement puissant bénéficient de l’accès incomparable au public qu’offre la TNT.
Comment expliquer que ces considérations n’aient pas été suffisantes ?
L’Arcom et à travers elle les institutions et l’Etat ont implicitement fait l’objet d’un double chantage. Un chantage à l’opinion tout d’abord, l’argument développé dans les médias du groupe Bolloré consistant à opposer à l’Arcom l’audience et la prétendue légitimité démocratique qu’elle conférerait. Le peuple contre le droit, en somme. A cet argument populiste typique, s’est ajouté un chantage économique, minutieusement programmé, qui lie le sort du groupe Canal+ à celui de C8 et de Cnews. Arrivée à échéance en 2020, l’autorisation de Canal+ n’a en effet été accordée que pour une durée de 5 ans, comme l’ont réclamé à l’époque les dirigeants de la chaîne. La demande a paru curieuse de la part d’un opérateur dont l’intérêt économique est d’être autorisé le plus longtemps possible. La stratégie du groupe a récemment pris tout son sens. L’échéance de l’autorisation de Canal+ s’intercalera entre l’expiration de l’autorisation de C8 et celle de CNews, ce qui a permis au groupe Bolloré pendant les auditions de laisser planer une incertitude sur la pérennité de Canal +, dont dépend le cinéma français.
L’Arcom a été courageuse et n’a pas cédé à ces pressions. Celles-ci n’ont cependant pas été sans influence puisque le régulateur a choisi la voie du compromis : un signal fort a été adressé au groupe Bolloré tout en lui laissant la possibilité de se conformer au droit. Le rapport de force est aujourd’hui favorable au régulateur et il lui appartient de se montrer intraitable, dès à présent dans la rédaction de conventions et à l’avenir, si par exemple les médias audiovisuels du groupe Bolloré devaient accueillir les émissions de la chaîne C8, comme l’a récemment fait Europe 1 en pleine période électorale (ce qui lui a valu une mise en demeure pour traitement partisan de l’actualité électorale). Ce n’est pas seulement la crédibilité de l’Arcom qui est en jeu. C’est avant tout le pluralisme des médias, sur lequel repose le fonctionnement démocratique de l’Etat, qui interdit en France qu’un groupe privé dicte sa loi.