Pacte vert pour l’Europe : simple ajustement ou bouleversement du paysage juridique ?
Le Pacte Vert pour l’Europe est ambitieux, mais il pose de nombreuses questions. Est-il vraiment porteur d’un modèle économique ? Quels nouveaux instruments juridiques impose-t-il ? Cette marche forcée à l’indépendance énergétique entraîne-t-elle des risques ? Décryptage.
Par Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire à l’UCLouvain, Saint-Louis, chaire Jean Monnet
Mesure phare de la Commission von der Leyen, le Pacte vert pour l’Europe est-il porteur d’un nouveau modèle économique ou se contente-t-il de « verdir » le marché intérieur et la politique commerciale commune ?
Le Pacte vert est inédit dans l’histoire des politiques publiques. La réforme normative qui s’en est suivie est avant tout pluricentrique : la transition énergétique va de pair avec l’émergence d’une économie circulaire, la résorption des pollutions, l’amélioration de la qualité de la vie, l’essor d’une agriculture biologique, ainsi qu’une approche écosystémique. À la différence des programmes environnementaux qui l’ont précédé, ce Pacte est ambitieux dans la mesure où tous les secteurs de la société sont mobilisés pour atteindre la neutralité climatique d’ici 2050. En raison de l’importance des investissements, sa mise en œuvre s’avère coûteuse. Enfin, avec plus de 150 actes adoptés au cours de ces trois dernières années, elle a produit l’onde de choc législative la plus forte depuis la création du marché unique en 1986.
Sa mise en oeuvre a-t-elle conduit à l’adoption de nouveaux instruments juridiques ?
Heureusement, cette réforme ne s’implante pas sur un terrain vierge. La tâche principale du législateur de l’UE fut de relever le niveau d’ambition de nombreuses directives et règlements qui n’avaient pas suffisamment fait leur preuve. Tel est notamment le cas de l’extension du marché carbone, qui avait été remanié à plusieurs reprises, et des directives en matière de déchets, d’eau et de pollution atmosphérique. Ces modifications sont avant tout incrémentales. D’autres, en revanche, sont en rupture avec le passé : on songe à la Loi climat (règlement (UE) 2021/1119), au règlement « taxonomie » visant à favoriser les investissements durables (règlement (UE) 2020/852) ainsi qu’au mécanisme d’ajustement aux frontières (règlement (UE) 2023/956).
Parmi les 160 actes législatifs adoptés depuis l’adoption par la Commission européenne du Pacte vert, fin 2019, certains se distinguent-ils des autres ?
La Loi européenne sur le climat de 2021 exige une réduction drastique, par paliers (2030, 2040, 2050), des émissions de gaz à effet de serre (GES) pour tous les secteurs socio-économiques, ce qui est en rupture avec l’approche sectorielle qui a dominé jusqu’alors, laquelle revenait à imposer des réductions spécifiques à la grande industrie, aux transports, au secteur de production de l’énergie, à l’agriculture, aux bâtiments. Toutefois, cette législation présente des faiblesses sur un plan institutionnel mais aussi par l’absence de trajectoire de diminution de la consommation d’hydrocarbures.
La transition énergétique n’est-elle pas le fruit d’un concours de circonstances ?
Au plan de relance post-Covid de 2021 (NextGenerationEU), qui a permis de dégager des moyens financiers conséquents (180 milliards €) pour accroître les investissements nationaux en matière de transition verte, se sont ajoutés les 300 milliards d’euros du plan REPowerEU, adopté en mai 2022 à la suite de l’invasion de l’Ukraine, lesquels étaient destinés à accélérer le déploiement des énergies renouvelables. L’aboutissement de ce mouvement fut l’adoption en 2023 de la directive RED III (directive modificative (UE) 2023/2413) qui relève le niveau d’ambition de l’UE en matière d’indépendance énergétique et de déploiement des énergies renouvelables. Ainsi, la part de l’énergie produite à partir de sources d’énergie renouvelable devra atteindre en 2030 à tout le moins 42,5 %, et au mieux 45 % du bouquet énergétique. En l’espace de trois ans, la politique de l’énergie est devenue, non seulement plus européenne, mais aussi plus durable.
Cette marche forcée vers l’indépendance énergétique n’entraîne-t-elle pas des risques ?
En vue d’éviter que l’accélération de la transition énergétique n’accroisse la dépendance de l’UE aux matières premières critiques (terres rares, lithium, manganèse, etc.) – dont elle est dépourvue mais qui sont indispensables à la fabrication de technologie clés – le plan industriel du Pacte vert de 2023, dernier maillon de cette réforme, est censé être une réponse au plan américain de réduction de l’inflation (IRA). Ce plan devrait renforcer l’autonomie stratégique de l’UE, grâce à l’adoption de deux nouveaux règlements, l’un relatif à une industrie « zéro émissions nette » et l’autre sur les matières premières critiques.
Jusqu’à présent un nombre limité d’installations industrielles, 12000, relève de la directive 2003/87/CE qui prévoit un marché carbone alors que les ménages émettent aussi des GES. En vertu du principe du pollueur-payeur, ne faudrait-il pas également les soumettre à un tel marché ?
À défaut d’être parvenu à relever le taux des accises sur les produits énergétiques (directive 2003/96/CE), en l’absence d’une unanimité au sein du Conseil des ministres (article 113 TFUE), le législateur de l’UE soumet, à partir de 2028, les entreprises commercialisant des hydrocarbures pour les secteurs des transports et des bâtiments à un marché carbone parallèle, ETS 2 (directive modificative 2023/959). Ainsi les consommateurs feront-ils face à terme à une augmentation du prix des hydrocarbures. Par ailleurs, les entreprises aériennes ne pourront plus obtenir gratuitement leurs quotas d’émission pour leurs vols intra-européens, coûts qui seront répercutés auprès des voyageurs (directive (UE) 2023/958).
Quelle place pour la justice sociale ?
Dans la mesure où les processus de décarbonisation de l’économie européenne et de transition énergétique sont coûteux, les institutions de l’UE ont doté le Pacte vert d’un soutien financier conséquent en vue de renforcer la solidarité entre les Etats-membres, leurs régions, et leurs citoyens. Ces dotations seront-elles suffisantes ? Doté de 72,2 milliards € pour la période 2025–2032, le Fonds Social pour le climat (règlement (UE) n° 2023/955 ne parviendra sans doute pas à atténuer l’impact socio-économique de la transition énergétique sur les ménages les plus vulnérables et les petites et moyennes entreprises. Selon la Commission européenne, 180 000 emplois seront perdus d’ici 2030 dans le secteur minier. S’agissant de la solidarité interrégionale, le Fonds de transition juste (règlement (UE) n° 2021/1056), qui est doté de 55 milliards € pour la période 2021-2027, ne permettra pas aux régions dépendantes des énergies fossiles de s’adapter à l’économie décarbonisée.
La part des émissions de GES de l’UE ne représentant que 6,7 % des émissions globales, ne prend-t-on pas le risque de voir nos efforts gommés par une augmentation conséquente des émissions à partir d’États qui ne poursuivent pas les mêmes objectifs ?
A défaut d’assumer un leadership politico–militaire, l’Union, le plus grand bloc commercial du monde, cherche à renforcer sa crédibilité en obligeant certaines entreprises à contrôler leurs chaînes de valeur à l’aune de nouvelles exigences. Adoptée après de nombreux volte-face, la future directive sur le devoir de vigilance obligera plusieurs milliers d’entreprises à s’assurer que leurs chaînes de valeur respectent les obligations internationales en matière de droits fondamentaux et de droit de l’environnement. De manière complémentaire, le règlement sur les produits « zéro déforestation » (règlement (UE) 2023/1115) oblige les entreprises important certains produits (bois, cacao, café, viande bovine, etc.) à veiller à ce que leurs filières d’approvisionnement ne soient pas à l’origine de déboisement ou de dégradation forestière. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (règlement (UE) 2023/956) imposera (sa phase transitoire a débuté le 1er octobre 2023) aux importateurs de certains produits (acier, ciment, nickel, électricité, etc.) d’acheter des certificats pour couvrir leurs émissions de GES produites en dehors de l’UE. L’Union cherche ainsi à externaliser, voire à mondialiser, son niveau d’ambition environnementale et climatique.
Après l’euphorie des premières heures, le désenchantement semble avoir gagné les protagonistes. La Commission européenne n’est-elle pas parvenue à atteindre tous ses objectifs ?
Dans un contexte de crispation préélectorale, deux instruments phares des stratégies «biodiversité » et « de la fourche à la fourchette » – la proposition de directive sur l’usage des produits phytopharmaceutiques qui visait à diminuer de moitié l’épandage des pesticides et la proposition de règlement sur la restauration de la nature – ont été jetés aux oubliettes. La réforme tant attendue de la législation sur les substances chimiques (REACH), indispensable pour assurer un environnement exempt de substances toxiques, a été renvoyée aux calendes grecques. S’agissant de ses modalités de conditionnalité environnementale prévue par la politique agricole commune 2023-2027, les institutions de l’UE ont été de concession en concession. Elles ont, en effet, multiplié les dérogations, affaiblissant de la sorte les normes d’éco-conditionnalité qui avaient été renforcées en 2021. Ainsi, les nouvelles normes en matière d’eau (modification de la directive 2000/60/CE) et d’atmosphère (refonte de la directive 2010/75/UE) pourraient s’avérer insuffisantes pour renforcer la résilience des écosystèmes mis à mal en raison de la multiplication des évènements climatiques extrêmes.