Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, Professeur de droit public à l’Université de Brest.

Quels sont les objectifs affichés et les modalités juridiques de cette initiative ?

Ils sont pour le moins obscurs. En effet, pour le moment, cette annonce pose davantage d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses, en ajoutant une strate supplémentaire de complexité à un dossier déjà marqué par de nombreuses difficultés.

Rappelons que sous l’impulsion de Manuel Valls, les formations politiques représentées au Congrès de la Nouvelle Calédonie avaient conjointement signé un « pré-accord » s’inscrivant dans la lignée des accords de Matignon-Oudinot de 1988, puis de Nouméa de 1998, dans lesquels la France a reconnu la singularité de la Nouvelle-Calédonie. C’était la première fois depuis vingt-sept ans qu’un tel accord était signé par tous les partis de Nouvelle-Calédonie. Une nouvelle étape semblait alors s’ouvrir permettant « le cheminement vers l’émancipation » c’est-à-dire d’un processus de décolonisation progressif, fondé sur l’exercice du droit à l’autodétermination.

Las, lors de son 45e congrès extraordinaire du 9 août 2025, le FLNKS désavoua ses représentants et adopta une motion de politique générale rejetant formellement la perspective institutionnelle esquissée à Bougival. Afin de tenir compte de cette volte-face et pour desserrer l’étau du « calendrier indicatif » qui figurait dans le « pré-accord » en offrant au gouvernement la possibilité de renouer le dialogue avec les indépendantistes, six des huit présidents de groupe politique du Sénat déposèrent une proposition de loi. Celle-ci visait à reporter, au plus tard au 28 juin 2026, le renouvellement général des membres du Congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie.

Adopté en première lecture par le Sénat le 15 octobre 2025, au terme d’un parcours à l’Assemblée nettement moins consensuel, le texte fut promulgué le 7 novembre 2025, à la suite d’une commission mixte paritaire -cependant – conclusive. Les parlementaires espéraient ainsi que cet horizon allait favoriser la reprise des discussions avec tous les acteurs politiques, le dialogue devant « approfondir et préciser l’accord en poursuivant les échanges avec l’ensemble des parties prenantes » comme l’écrivirent Corinne Narassiguin (PS) et Agnès Canayer (LR) dans leur rapport au Sénat. D’ailleurs sur l’initiative d’Arthur Delaporte (PS), la CMP modifia l’intitulé de la loi : le report ne devait plus intervenir « pour permettre la mise en œuvre de l’accord », mais « afin de permettre la poursuite de la discussion en vue d’un accord consensuel sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie ».

Quelques jours plus tard, sans aucun signe précurseur, la ministre des Outre-mer surprit en annonçant cette « consultation anticipée » aux fins de « redonner sa force à cet accord qui n’est pas unanimement porté ». De prime abord, cette initiative peut paraitre séduisante : dans une scène politique à nouveau figée, pourquoi ne pas transformer « les calédoniens en juges de paix » selon l’expression de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et cheffe de file des Loyalistes ? D’autant que le texte de Bougival prévoyait déjà une consultation des « populations intéressées ». Si les électeurs venaient à l’approuver, la légitimité du dispositif ne pourrait plus être contestée et la voie serait alors ouverte à une révision constitutionnelle modifiant le titre XIII de la Constitution afin d’y inscrire le nouvel « État de la Nouvelle-Calédonie » ainsi que les orientations politiques de l’accord.

Sauf que cette annonce peut aussi ressembler à un « passage en force » comme l’a interprété le FLNKS le 24 novembre, dénonçant un « dispositif fabriqué à la hâte » pour « imposer le projet (…) sans consensus ».

De fait, cette initiative interroge, à tout le moins, en ce qu’elle apparaît à la fois hasardeuse et baroque. Hasardeuse, car l’histoire récente en Océanie rappelle que la loi du nombre ne suffit jamais à garantir la validité d’une orientation politique. D’ailleurs, dans les accords précédents, les consultations référendaires n’avaient pas pour but de se substituer mais au contraire de la consacrer démocratiquement. Depuis 1988, les gouvernements successifs ont considéré le FLNKS comme un partenaire politique à part entière, et non comme un simple mouvement sécessionniste minoritaire. C’est pourquoi les avancées institutionnelles du territoire ont toujours reposé sur une recherche constante de consensus, l’État jouant un rôle actif et souvent décisif pour rapprocher les points de vue.

Or, chaque fois que cette exigence de consensus a été négligée comme en décembre 2021 lors de l’organisation du troisième référendum sous l’impulsion du ministre Lecornu, ou encore l’an passé avec le projet de révision constitutionnelle porté par Gérald Darmanin visant à mettre partiellement fin au gel du corps électoral pour les élections provinciales, la violence s’est installée, les indépendantistes les plus déterminés trouvant l’occasion d’embraser l’archipel. En Nouvelle-Calédonie, le vote n’a jamais constitué une condition suffisante pour régler pacifiquement les enjeux politiques.

Baroque car le texte publié – cavalièrement – sous l’appellation « d’accord de Bougival » (alors que le document de treize pages s’intitulait « pré-accord ») au Journal Officiel du 6 septembre 2025 ne prévoit en aucun cas de consultation préalable à la constitutionnalisation. Comme le relève avec ironie Philippe Gomès, de Calédonie Ensemble : « doit-on comprendre que cette consultation anticipée (…) sera suivie d’une nouvelle consultation des Calédoniens dans l’hypothèse où le projet de loi constitutionnelle prospérerait ? ». De surcroît, l’accord stipule que c’est le projet de loi constitutionnelle lui-même qui devait être soumis au référendum, ce qui diffère sensiblement de la démarche engagée par le gouvernement actuel.

La date retenue ajoute encore à la singularité de l’initiative : les élections municipales étant programmées les 15 et 22 mars 2026, les deux campagnes se chevaucheront inévitablement, au risque de réduire la portée des enjeux propres à chacun des scrutins.

Finalement, en décidant unilatéralement d’inverser le calendrier et en privilégiant une consultation des Calédoniens plutôt qu’une reprise des discussions politiques, Naïma Moutchou se prive vraisemblablement de la possibilité d’un consensus. Vouloir accélérer le rythme risque, au contraire, de dilapider les acquis laborieusement obtenus sous l’impulsion de Manuel Valls.

Au plan juridique, cette consultation soulève-t-elle des difficultés ?

Sur bien des plans !

D’abord, le fondement même de l’initiative apparaît problématique. Le terme de « référendum » étant proscrit par la Constitution — seuls sont prévus les cas organisés par son article 11, l’article 53 alinéa 3 et l’article 89 — le gouvernement a choisi d’évoquer une « consultation citoyenne » dépourvue de tout effet juridique obligatoire. Pour justifier cette démarche, il semble s’inspirer du précédent mahorais du 2 juillet 2000, lorsque les électeurs furent invités à se prononcer sur la transformation de la collectivité territoriale en collectivité départementale, en invoquant l’alinéa 2 du Préambule de la Constitution relatif à la consultation des populations d’outre-mer sur le statut de leur territoire. Or, la Nouvelle-Calédonie relève spécifiquement du titre XIII de la Constitution, qui ne prévoit nullement un tel mécanisme. D’ailleurs, déjà en juillet 2022, le Sénat, dans un rapport sur l’avenir institutionnel du territoire éreintait le « référendum dit « de projet » annoncé par Sébastien Lecornu qui ne semble pas disposer d’un fondement juridique clair »…

Ensuite, le corps électoral appelé à se prononcer est pour le moins improbable. L’article 4 du projet de loi institue une « liste électorale spéciale » composée des électeurs remplissant les conditions fixées à l’article 3, autrement dit le même « corps électoral gelé » que celui mobilisé lors des trois référendums de 2018 et 2021. Mais dès lors que le prochain vote ne saurait être qualifié de « référendum », aucune restriction du corps électoral ne peut être décidée par une simple loi ordinaire.

Enfin, la vocation même de la consultation demeure illisible. Or le Conseil constitutionnel a déjà indiqué combien il importait que la question posée aux populations intéressées satisfasse à la « double exigence de loyauté et de clarté de la consultation » (Décision n° 87-226 DC du 2 juin 1987. Hier encore, la ministre semblait admettre l’idée de « détailler Bougival » ou de « compléter Bougival » ; plus récemment, elle limitait son initiative à de simples « éclaircissements » dans le cadre de la mise en œuvre de l’accord ; désormais, elle mandate une délégation de trois préfets pour « appuyer l’action du gouvernement afin de parvenir, avec l’ensemble des partenaires, à un accord consensuel sur l’avenir du territoire ». La succession de ces inflexions rend la démarche d’une complexité inutile.

En définitive, en multipliant les ambiguïtés juridiques et en générant un imbroglio politique, le gouvernement ne semble pas avoir tirer les leçons du douloureux passé récent. Dans de telles conditions, il serait prudent que si la ministre des Outre-mer persistait, le Parlement s’oppose à au projet de loi déposé.