Le 7 décembre dernier, le Conseil d’État a enjoint au ministre de l’Intérieur et des Outre-mer et au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères de prendre toutes les mesures pour faire revenir une personne expulsée du territoire en violation d’une mesure provisoire indiquée par la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH »). Cette ordonnance est une invitation à revenir sur les règles juridiques relatives aux mesures provisoires et sur les conséquences de leur non-respect du point de vue de la protection des droits fondamentaux et des libertés individuelles et plus généralement du système de la Convention européenne des droits de l’homme.

En quoi consiste le « non-respect » de la mesure provisoire indiquée par la CEDH ?

Sauf erreur, le gouvernement français n’a pas communiqué publiquement d’éléments relatifs à la décision de renvoyer le ressortissant ouzbek concerné et la Cour européenne n’a pas réagi par voie de communiqué de presse. Aux lendemains de l’attentat d’Arras ayant coûté la vie d’un enseignant, le ministre de l’Intérieur avait été clair sur son intention « d’assumer », de manière générale, « ne pas attendre la décision de la Cour européenne des droits de l’homme alors que le tribunal administratif, la cour d’appel et le Conseil d’État ont donné raison à l’État […] » (JDD, 22 octobre 2023). L’affaire a été révélée par un article du Monde du 1er décembre 2023.

Un éclairage plus précis sur les circonstances de l’espèce est donc permis par la lecture de l’ordonnance de référé du 7 décembre 2023 par laquelle le Conseil d’État a enjoint aux ministres compétents de faire revenir la personne concernée en France, dans les meilleurs délais et aux frais de l’État. Il est ainsi avéré que la mesure provisoire avait pour but d’éviter l’exposition du requérant à des traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi en Ouzbékistan ou en Russie. Il est ensuite confirmé que le ministre de l’Intérieur n’a fait valoir « aucun obstacle objectif empêchant le gouvernement français de se conformer à la mesure prescrite et dont il aurait informé la cour afin de l’inviter à réexaminer la mesure conservatoire prescrite ». Le non-respect de la mesure provisoire semble donc être un choix politiquement assumé, en dépit des risques graves pour l’intégrité physique et morale que le renvoi fait encourir à la personne concernée.

Que prévoit le régime juridique des mesures provisoires indiquées par la CEDH ?

Une mesure provisoire correspond à une mesure qui « soit à la demande d’une partie ou de toute autre personne intéressée, soit d’office », est adoptée par la Cour « dans l’intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure » (article 39 du Règlement de la Cour). Elle s’inscrit généralement dans le contexte d’un recours introduit à l’encontre d’une décision définitive, rendue au sein de l’État concerné. Elle ne tranche pas un litige mais a vocation à préserver une situation pour la durée de la procédure devant la Cour.

Les mesures provisoires ne concernent pas que les droits des étrangers : pour l’année 2022, 82 % des demandes accueillies ne concernaient pas des cas d’expulsion ou d’extradition (Analyse statistique 2022). Le caractère exceptionnel avec lequel la Cour indique des mesures provisoires est reconnu : sur la période 2020-2022, la Cour a accueilli favorablement 45 demandes de mesures provisoires sur 465. Par ailleurs, on peut rappeler plus généralement que selon l’appréciation qu’en fait sa présidente, la France est peu condamnée par la Cour : sur environ 900 requêtes visant la France en 2022, la Cour en a déclaré 95% irrecevables ou les a rayées du rôle. Sur un total de 25 arrêts rendus cette même année concernant la France, 19 constats de violation de la Convention ont été adoptés. Cela représente 1,79 % des condamnations totales prononcées par la Cour. C’est une donnée objective importante.

L’indication d’une mesure provisoire vise à prévenir un « risque imminent de dommage irréversible aux droits garantis par la Convention », risque dont le requérant doit démontrer l’existence à la Cour. De son côté, l’État défendeur doit démontrer qu’il y a eu un obstacle objectif qui l’a empêché de se conformer à la mesure provisoire et qu’il a entrepris toutes les démarches raisonnablement envisageables pour supprimer l’obstacle et pour tenir la Cour informée de la situation. S’il échoue, la Cour peut conclure à l’existence d’une entrave au droit de recours individuel et donc à la violation de l’article 34 de la Convention.

Le traitement juridictionnel et communicationnel des mesures provisoires est régulièrement critiqué, notamment en raison de l’absence de publication de ces mesures sur la base de données de la jurisprudence de la Cour et parce que les décisions de refus d’application ne sont pas susceptibles de recours. Dans un récent communiqué de presse, la Greffière de la Cour a toutefois indiqué une série de modifications de la procédure adoptées cette année. Parmi elles, on peut noter la divulgation de l’identité des juges qui adoptent les mesures provisoires. Les modifications annoncées, qui s’inscrivent dans une chronologie de défiance clairement exprimée par le gouvernement britannique dans « l’affaire des expulsions rwandaises », ne changent pas les conditions dans lesquelles une mesure provisoire peut être indiquée. Si le régime reste restrictif, il se veut désormais plus transparent.

Comment expliquer ce non-respect et peut-on le justifier ? Quelles sont ses conséquences d’un point de vue plus systémique ?

On a pu lire de la plume de juristes que la décision du ministre n’était pas d’une « rectitude juridique absolue » mais qu’elle s’entendait, en raison d’un « conflit entre deux impératifs essentiels » : la protection des droits individuels contre la protection de la sécurité des citoyens français (La Croix, 7 décembre 2023). L’ordonnance du Conseil d’État du 7 décembre dernier témoigne de ce que la rectitude juridique n’est même pas relative : il y a un choix politique clair, délibéré et « assumé », au nom de la préservation de la sécurité collective, de s’abstraire d’une mesure obligatoire et ainsi de violer une décision juridictionnelle.

Cette manière de résoudre le dilemme n’est pas généralisable. Quelle crédibilité aura le gouvernement français à insister sur la libération de Mehmet Osman Kavala, un opposant politique turc détenu arbitrairement depuis plus de quatre ans et ayant conduit à la condamnation de la Türkiye par la Cour, face à la reprise par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan de la même logique que celle de Gérald Darmanin, à savoir qu’il vaut mieux « protéger son peuple » ? On pourrait multiplier les exemples. C’est inévitablement le spectre du « deux poids, deux mesures » qui sera agité de l’autre côté de la table diplomatique et à raison, parce qu’il est impossible de tenir avec honnêteté que la résolution du « dilemme » entre libertés individuelles et sécurité collective par la méconnaissance d’une décision juridictionnelle ne serait acceptable que dans certains États.

Ce dilemme n’est confortable ni intellectuellement ni politiquement mais il est clairement abordé par la Cour. Celle-ci n’a de cesse de rappeler qu’elle est « pleinement consciente des difficultés de la lutte contre le terrorisme », d’insister sur le fait que « les autorités nationales doivent pouvoir agir efficacement dans ce domaine », tout en rappelant qu’ « il incombe au premier chef aux autorités nationales de procéder à la conciliation, parfois délicate, entre la protection de la population et la garantie des droits ». Elle l’a souligné encore récemment dans une affaire dans laquelle un requérant, « islamiste radicalisé », avait été assigné à résidence pendant treize mois durant l’état d’urgence, en concluant que les droits de ce dernier n’avaient pas été violés (Pagerie c. France, 19 janvier 2023). Elle ne l’élude donc pas et ne saurait être taxée de complaisance.

Enfin, choisir de trancher un dilemme en s’affranchissant d’une décision juridictionnelle n’est jamais neutre et quand ce choix émane d’un ministre, il ouvre en grand une porte à l’arbitraire. Alors que la France vient tout juste de fêter les 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, rappelons et gardons à l’esprit ce en quoi le gouvernement d’après-guerre avait foi : en la protection des droits humains par un « régime de droit ».