Par Wanda Mastor, professeur de droit public à l’université Toulouse Capitole, en délégation à l’université de Corse. En mission auprès du président du conseil exécutif de Corse pour la question constitutionnelle de l’autonomie.

Ce projet de réforme constitutionnelle permet il la consécration d’un statut déjà existant ou offre-t-il un nouveau degré d’autonomie pour la Corse ? 

Il n’offre en rien un « nouveau degré d’autonomie » puisque la Corse, comme d’ailleurs les autres collectivités métropolitaines, ne bénéficie pas, en l’état actuel des choses, d’une quelconque autonomie. Les malentendus qui persistent de part et d’autre résident précisément dans la définition de l’autonomie, dont on peut penser, à tort, qu’elle se décline le long des arrêtes d’une palette graduelle. Le ministre de l’Intérieur lui-même, lors d’une interview accordée au journal Corse-Matin, a introduit la confusion en ne se déclarant pas contre « un peu plus d’autonomie ». Or, l’autonomie est une question de nature, pas de degré. Il peut y avoir des négociations pour « plus » de décentralisation, une décentralisation « renforcée », un pouvoir d’adaptation des normes nationales aux contraintes locales dont jouit déjà une certaine outre-mer (avec infortune), mais il ne peut pas y avoir « plus » ou « moins » d’autonomie. Cette dernière, en droit constitutionnel, ne saurait s’entendre autrement que comme le pouvoir pour une assemblée délibérante territoriale d’adopter ses propres lois 1. dans des domaines précis ; 2. sans toucher aux compétences régaliennes de l’État central ; 3. sous le contrôle du juge constitutionnel. À aucun moment, du côté des élus insulaires, il n’a été question de faire céder ces garde-fous protecteurs de l’indivisibilité de la République. Cette autonomie législative est le propre des régions au sein des États régionaux qui nous entourent : Royaume-Uni, Espagne, Italie, Portugal (seulement pour ses îles), sans même évoquer bien évidemment les États fédéraux. L’autonomie législative des îles est, par ailleurs, une caractéristique largement majoritaire en Europe.

Ce projet de révision constitutionnelle permet deux choses : premièrement, de permettre à la Corse d’entrer dans la Constitution, de sanctuariser l’acquis législatif. Pourtant collectivité à statut particulier, cette dernière ne mentionne même pas son nom. Secondement, de lui offrir les pouvoirs normatifs correspondant à sa spécificité, sans cesse affirmée par le Parlement au cours de l’histoire des statuts législatifs relatifs à la Corse. Cette volonté de réforme constitutionnelle avait déjà été clairement manifestée par le président François Hollande, qui, faute de majorité au Parlement, n’avait pas pu la concrétiser. Puis, le projet de 2018 a été stoppé par les événements exogènes que l’on connaît. Il était donc normal que le processus se poursuive et le président de la République a lui-même évoqué l’hypothèse d’un pouvoir normatif lors de son discours devant l’assemblée de Corse le 28 septembre 2023.

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« Autonomie » mais pas « indépendance », disait le Président de la République. Une autonomie qui dépendrait donc de la loi organique ? 

Il faudrait commencer par cesser d’agiter l’épouvantail que représente l’indépendance. Les choses sont pourtant simples : l’indépendance serait la sortie de la Corse de la République ; l’autonomie son maintien au sein de la République en lui donnant la possibilité d’adopter ses propres lois, après habilitation du Parlement national, pour agir au mieux dans des domaines très spécifiques. Cette spécificité, c’est le fait insulaire, l’existence d’une histoire très particulière, d’une langue, d’un peuple, d’un lien singulier à la terre. Ces évidences sont dénoncées comme potentiellement destructrices des grands principes républicains, au premier rang desquels l’indivisibilité de la République. Mais celle-ci ne saurait se confondre avec uniformité, et taxer la majorité territoriale insulaire de séparatiste est insultant. Les dangereux séparatistes (donc, 68 % des électeurs insulaires) étaient, pendant la Seconde guerre mondiale, ceux qui ne dénoncèrent aucun Juif. Le président de la République l’a rappelé dans son discours : « Ici, aucun Juif ne fut dénoncé. Et les Corses les ont protégés. Demeurant fidèles à la République et à ses valeurs quand d’autres les trahissaient ». Dangereux séparatistes auxquels le général de Gaulle rend hommage à Ajaccio, le 8 octobre 1945, pour être les premiers, en France métropolitaine, à se libérer du joug de l’envahisseur. Ce sont les mêmes qui, toujours pour la République française, ont payé un lourd tribut pendant la première guerre mondiale. Michel Rocard fut obligé de le rappeler le 12 avril 1989 devant l’Assemblée nationale : « (…) Pendant la guerre de 1914-1918 (…), les critères de mobilisation n’étaient pas les mêmes sur tout le territoire : la Corse fut la seule à voir mobiliser jusqu’aux pères de six enfants. Elle y a perdu, par milliers d’habitants, deux fois plus de ses fils que n’importe quel département de la France continentale (…) ». Ce sont ces mêmes républicains qui, aujourd’hui, réclament la possibilité d’avoir des moyens juridiques correspondant à la spécificité institutionnelle de la Collectivité de Corse.

Comme c’est le cas dans tous les États accordant une autonomie à une ou des régions, le principe de cette autonomie devrait être affirmé dans la Constitution, les détails de ses modalités (matières, procédures, contrôles juridictionnels) étant renvoyés à une loi organique. Laquelle sera soumise au contrôle du Conseil constitutionnel.

Cette réforme s’effectuerait elle par l’intégration d’un titre (comme pour la Nouvelle-Calédonie) ou d’un article particulier consacré à la Corse dans la Constitution ?

La question de l’emplacement d’une nouveauté dans la Constitution ne relève pas que du détail symbolique. À ce stade des négociations politiques, et avant la discussion au Congrès qui devrait être la voie privilégiée par le président de la République, le choix n’est pas fait entre les deux. Un titre, plutôt qu’un seul article relatif à la Corse, présente un double avantage.

L’avantage de la cohérence juridique tout d’abord : celui de souligner sa spécificité, le fait qu’elle n’entre pas dans une catégorie déjà existante (ni les collectivités métropolitaines de l’article 72, ni les DROM de l’article 73, ni les COM de l’article 74). En métropole, aucun autre territoire n’est comparable à celui de la Corse. Tant le Conseil constitutionnel que le Conseil d’État ont rappelé que l’article 72 était l’article des collectivités métropolitaines de droit commun. L’autonomie n’étant pas de même nature que la décentralisation comme rappelé plus haut, elle doit être isolée.

L’avantage de l’efficacité politique ensuite. Le terme de « communauté », proposé non par les élus insulaires mais par le Gouvernement, suscite la crainte des défenseurs de l’indivisibilité -cessons d’employer le terme d’unité qui a disparu de notre Constitution en 1946. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il rassure plus que celui de « peuple corse » mais ceci est une autre question… Affirmer l’autonomie de la Corse au sein du titre relatif aux collectivités territoriales aurait pour conséquence d’intégrer, au sein d’une même catégorie, d’importantes disparités. Pas entre la Corse et l’outre-mer (les statuts convergeraient sur certains points) mais entre la Corse et les autres collectivités métropolitaines. L’un des risques dénoncés par les détracteurs de l’autonomie de la Corse est celui de l’effet « boîte de Pandore ». Pour éviter cette « contagion » et maintenir l’exception pour la Corse, il faut lui consacrer un titre spécifique qui signifierait bien qu’elle est, en quelque sorte, le seul élément de sa catégorie. Il ne s’agit pas, ce faisant, de se désolidariser des revendications constitutionnelles des Bretons par exemple : mais il est un fait que pour le moment, seule la Corse, collectivité à statut particulier dotée d’une architecture unique en son genre, a vu un parti autonomiste remporter – très largement – les élections territoriales. Au sein d’une démocratie comme la nôtre, cet argument électoral ne saurait être mineur. Mais on constate combien les obstacles demeurent, dont le plus solide d’entre tous et pourtant le moins juridique : celui du jacobinisme.