Interdiction de la vente d’alcool : les médias dictent-ils l’ordre du jour du Bureau de l’Assemblée nationale ?
Dans le cadre de la préparation du projet de loi de finances pour 2026, le député Emmanuel Duplessy, rapporteur spécial chargé de contrôler les crédits budgétaires de la Mission « Pouvoirs publics », a proposé, de manière incidente, l’interdiction de la vente d’alcool dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. La lecture médiatique de cette proposition soulève la question de la responsabilité des médias sur l’orientation qu’ils impriment à ce sujet et sur la portée de cette information dans l’espace public.
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Par Philippe Blachèr, Professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3
Dans quel cadre et par qui l’interdiction de la vente d’alcool à la buvette de l’Assemblée nationale a-t-elle été proposée ?
Cette information est tirée des travaux du rapporteur spécial, le député Emmanuel Duplessy, sur la Mission « Pouvoirs Publics » prévues au I. de l’article 7 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Cet article dispose qu’ « une mission spécifique regroupe les crédits des pouvoirs publics, chacun d’entre eux faisant l’objet d’une ou de plusieurs dotations ». L’objectif du dispositif vise à garantir l’autonomie financière des cinq pouvoirs publics que sont la présidence de la République, l’Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil constitutionnel et la Cour de Justice de la République. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs considéré que cette autonomie financière, dérivée du principe de la séparation des pouvoirs, implique que les pouvoirs publics constitutionnels déterminent les crédits nécessaires à leur fonctionnement (décision n°2001-456 DC du 27 décembre 2001, Loi de finances 2002). Ainsi chaque année, les cinq pouvoirs publics constitués présentent un rapport, joint au projet de loi de finances, afin de justifier les crédits demandés. Et lors du passage du projet de loi de finances, la commission des finances nomme des rapporteurs spéciaux chargés de contrôler les demandes budgétaires présentés au titre des différentes missions de la LOLF.
Ce rapport de travail – qui reste un document d’étape au sein d’une procédure en cours – comporte 49 pages dédiées aux demandes de crédits des cinq pouvoirs publics constitués. Le lecteur attentif apprend qu’à l’exception du Conseil constitutionnel qui sollicite une augmentation de son budget de 11.5% (notamment pour des dépenses prévisionnelles liées aux élections en 2026 – sujet qui aurait pu capter l’attention des médias), les pouvoirs publics constitués entendent fonctionner à budget constant ou à revue à la baisse (s’agissant de la Cour de Justice de la République) en 2026.
Finalement, le rapport du député Duplessy ne consacre que quelques lignes à la vente d’alcool dans l’enceinte du Palais Bourbon. Le passage est introduit sous la forme d’une incidente : « Votre Rapporteur souhaite ouvrir un débat sur la pertinence de la prise en charge de ce type de dépenses ». Il soulève deux questions.
La première concerne l’éventuelle prise en charge de l’achat d’alcool à la buvette par l’enveloppe financière versée par l’Assemblée aux parlementaires au titre des frais de mandat. Rappelant que la vente de boissons alcoolisées par la buvette de l’Assemblée représentait une somme de 100 000 euros hors taxes en 2024, le parlementaire écrit : « Cela ne correspond pas nécessairement à des commandes payées par des députés – et éventuellement remboursées au titre de l’AFM si elles intègrent des frais de repas – dans la mesure où la buvette est ouverte à un public plus large que les seuls parlementaires (ministres, collaborateurs, conseillers ministériels, anciens députés…). Il est néanmoins probable qu’une partie de cette somme puisse être remboursée au titre de l’AFM, ce qui, indépendamment du montant concerné, semble soulever une question de principe. ». Il propose donc que le Bureau de l’Assemblée se saisisse de ce sujet pour rendre ce type de dépenses inéligibles au titre des frais remboursés par les services du Palais Bourbon. On peut s’étonner que les déontologues de l’Assemblée nationale n’aient jamais soulevé ce point tant la logique incite à exclure des frais de mandat le verre – ou la bouteille – de vin !
La seconde concerne l’interdiction de la vente d’alcool. Le député écrit : « Par ailleurs, la vente d’alcool sur un lieu de travail interroge beaucoup les Français. Votre Rapporteur est donc également favorable à l’arrêt de la vente d’alcool à la buvette de l’Assemblée nationale, comme l’avait déjà suggéré il y a quelques mois la présidente du groupe Écologiste et Social, Mme Cyrielle Chatelain. ». Cette proposition n’est ni motivée ni accompagnée de données sur l’état de l’opinion publique ou sur la santé des élus. Elle ne fait que reprendre la position politique exprimée par la présidente du groupe parlementaire auquel le député appartient.
En quoi peut-on parler d’un emballement médiatique ?
L’emballement médiatique se constate, en premier lieu, par le « buzz », relayée par l’ensemble des organes de presse et diffusée sur les réseaux sociaux, de la position du député Duplessy. Le titre retenu par le journal Le Monde illustre le point de vue radical et tranché des médias : « Un rapport préconise l’arrêt de la vente d’alcool à la buvette de l’Assemblée nationale » (édition du 5 novembre 2025). Autrement dit, les journalistes ne retiennent de ce rapport d’une cinquantaine de pages consacré au budget des cinq pouvoirs publics qu’une seule information : celle relative à la vente d’alcool à l’Assemblée nationale (notons au passage que le Sénat, qui propose aussi une buvette, est épargné).
En second lieu, en présentant cette annonce comme émanant d’un « rapport » – terme laissant supposer qu’une étude collective et documentée sur le sujet préconise cette solution – les journalistes passent sous silence le fait que la recommandation n’exprime que la position personnelle d’un député (qui reprend la proposition de la présidente de son groupe). Déposé le 31 octobre en commission des finances de l’Assemblée nationale, le « document faisant état de l’avancement des travaux du rapporteur pour avis », ne constitue même pas un « rapport » définitif (le sous-titre du rapport précise à cet égard qu’il s’agit d’un « document faisant état de l’avancement des travaux du rapporteur pour avis ») ! Il n’est pas non plus un « rapport d’enquête ». Le rapporteur spécial dispose, à titre individuel, des prérogatives d’enquête qu’il peut effectivement mobiliser pour obtenir des informations. Mais son rôle ne consiste pas à proposer des réformes, encore moins à prendre des décisions. Son rapport reste, en principe, axé sur la justification des crédits sollicités par les pouvoirs publics et, à ce titre, le rapporteur spécial peut émettre des opinions ou alerter sur un point précis.
L’emballement médiatique tient, en troisième lieu, dans le fait que les médias ne s’interrogent pas sur l’articulation de cette proposition avec la précédente qui concerne le mode de remboursement des frais d’achat d’alcool à la buvette du Palais Bourbon. Le principe de l’arrêt de la vente ne paraît pas cohérent avec la mesure qui précède (l’arrêt du remboursement sur l’avance des frais de mandat) : le non-remboursement par l’Assemblée nationale des boissons alcoolisées ne suppose-t-il pas que ces dernières puissent être encore vendues et consommées à la buvette des députés ? Autrement dit, le député souhaite-t-il moraliser la vente d’alcool en exigeant que les élus payent, avec leurs propres deniers, les consommations ou bien entend-il en interdire la vente ?
Que nous révèle cet épisode sur le rôle des médias dans la fabrique des règles collectives ?
Les médias sont devenus volens nolens des acteurs décisifs et efficaces pour inscrire dans l’espace public des réformes ou des sujets qui, traditionnellement, relevaient de l’initiative gouvernementale ou parlementaire. Mais ce sont des acteurs particuliers puisqu’ils agissent en dehors du cadre institutionnel et qu’ils obéissent à la logique de l’audimat et de l’information spectacle.
Cet épisode illustre leur influence en démocratie puisque le sujet de la vente d’alcool à la buvette de l’Assemblée nationale ne s’imposait pas, ni dans le débat public ni au sein des assemblées politiques. Aucun scandale ne l’explique. Le « buzz » découle d’une information piochée dans un document de travail lié à la procédure budgétaire (et il faut vraiment tirer les fils pour relier la vente d’alcool à la buvette de l’Assemblée nationale et les dotations concernés par la mission « pouvoirs publics »). L’effet boule de neige a joué son rôle. Désormais, il apparait probable que les organes directeurs des assemblées politiques vont être tenus a minima de se saisir du sujet, et ce alors même que les instances déontologiques n’avaient pas pris d’initiative en ce sens. De bons arguments plaident effectivement dans ce sens… au détriment de certaines traditions incompatibles avec la culture de la déontologie.
Les médias dictent ainsi, sans le vouloir sans doute, l’ordre du jour du Bureau de l’Assemblée nationale. Et l’air du temps incite à prévoir une cure d’austérité imposée, en matière d’alcool, par certains élus pour l’ensemble des élus au nom de la confiance…