Par Raphaël Maurel, maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne

Depuis l’attentat dramatique qui a coûté le la vie à Dominique Bernard 13 octobre dernier, le débat public se concentre autour du maintien sur le territoire de personnes de nationalité étrangères ne disposant pas d’un titre de séjour, qu’elles soient « délinquantes » ou, selon les termes du ministre de l’Intérieur, « mis en cause » et donc présumés innocentes (voir son tweet du 27 octobre). Si cette distinction fondamentale n’est à l’évidence pas toujours faite, les débats autour du texte risquent de se faire l’écho d’une autre confusion importante : celle du droit d’asile et du séjour des étrangers.

Le droit d’asile ne concerne que les réfugiés, c’est-à-dire les personnes fuyant des persécutions graves dans leur pays de provenance sans pouvoir se prévaloir de la protection des autorités locales, ou les bénéficiaires de la « protection subsidiaire », fuyant généralement une zone de guerre terriblement violente – comme en Ukraine, en Afghanistan ou, récemment, au Darfour du Sud. Tout étranger parvenu en France, qu’il soit en situation régulière ou non, peut le demander auprès de l’Ofpra, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, autorité administrative placée sous l’égide du ministère de l’Intérieur. 

Entre 20 et 25% des demandeurs obtiennent l’asile à l’Ofpra ; les autres peuvent contester la décision devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui rend plus de 50000 décisions par an et protège environ 25% des requérants qui la saisissent. En cas de menace grave à l’ordre public, toute personne bénéficiaire d’une protection par l’Ofpra ou la CNDA peut être « exclue » de l’asile. La question de leur séjour sur le territoire échappe ensuite à la compétence des institutions de l’asile : elle revient aux préfectures et, le cas échéant, aux tribunaux administratifs.

«  Il serait (…) hautement souhaitable que le texte soit épuré des dispositions relatives à la CNDA »

Autrement dit, le droit d’asile prévoit déjà des mécanismes permettant de ne pas protéger des personnes manifestement, ou potentiellement, dangereuses. La CNDA, volontiers accusée de tous les maux en cas d’attentat terroriste commis par une personne dont un membre de la famille aurait été protégé par le statut de réfugié, ne peut cependant pas tout prévoir. Elle a par exemple été très injustement mise en cause après l’assassinat de Samuel Paty, pour avoir protégé, près de dix ans avant le passage à l’acte d’Abdoullakh Anzorov alors âgé de 8 ou 9 ans, son père. Comme la CNDA aurait-elle pu, en protégeant une victime de persécutions à l’étranger, conformément à la tradition humaniste de la France et au droit en vigueur, prévoir que l’un de ses enfants commettrait des années plus tard l’impensable ? 

Le nouveau calendrier de la réforme s’appuyant sur la nécessité ressentie de réagir à l’attentat du 13 octobre, auquel la CNDA ne saurait faire l’objet d’une quelconque association de pensée puisqu’elle a rejeté le recours de la famille de l’assassin en 2014, il serait en tout cas hautement souhaitable que le texte soit épuré des dispositions relatives à la CNDA. La réforme de son fonctionnement, pour peu qu’elle soit vraiment utile alors qu’elle peine déjà à respecter les délais fixés par les précédentes réformes de 2015 et 2018, nécessite en effet un débat apaisé, loin de l’émotion que suscite l’actualité. Par ailleurs, les différentes réformes, qui s’enchaînent à une vitesse alarmante ces vingt dernières années, ont déjà accéléré de manière spectaculaire les délais de traitement des affaires. En fixant à cinq mois le délai moyen d’examen d’une demande d’asile et en le réduisant à cinq semaines en cas de « juge unique », pour des affaires automatiquement (et très discutablement) considérées comme « simples », la loi du 29 juillet 2015 crée déjà un flux tendu à la Cour. Pourtant, il est question d’accélérer encore en faisant, avec la réforme projetée, du juge unique la règle et la collégialité, c’est-à-dire d’une formation de trois juges, l’exception. 

C’est le sens du nouvel article L. 1317 du CESEDA (code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile), proposé par l’article 20 de la loi votée par le Sénat : 

« À moins que, de sa propre initiative ou à la demande du requérant, le président de la Cour nationale du droit d’asile ou le président de formation de jugement désigné à cette fin ne décide, à tout moment de la procédure, d’inscrire l’affaire devant une formation collégiale ou de la lui renvoyer s’il estime qu’elle pose une question qui le justifie, les décisions de la Cour nationale du droit d’asile sont rendues par le président de la formation de jugement statuant seul ».

«  On peut redouter que la volonté d’accélérer à tout prix conduise les juges uniques à poser moins de questions »

Cette réforme passerait à côté de son objectif. D’une part, elle réduirait le délai de droit commun de cinq mois à cinq semaines, alors même que la Cour peine à appliquer les délais actuels, qui la conduisent déjà à juger chaque année depuis 2020 plus d’affaires qu’elle n’en enregistre. Il est difficile d’imaginer comment la Cour pourra s’adapter à ce nouveau délai, alors qu’elle n’a pas besoin de trancher plus vite : elle a au contraire besoin du temps et des moyens nécessaires à un « bon » jugement. Ses juges ont besoin d’interroger, parfois longuement, le requérant pour comprendre sa situation et évaluer son droit à être protégé. Ils ont besoin de délibérer collégialement, l’expérience et le regard de chacun des trois juges pouvant éclairer un élément nouveau du dossier, et ainsi susciter comme lever le doute, qui préside souvent à l’analyse des récits complexes et douloureux qui leur sont soumis au quotidien. 

Sur ce point, le choix de modifier la composition des formations, en généralisant le juge unique au détriment de la collégialité, plutôt que le délai de jugement applicable à la procédure collégiale – qui aurait très bien pu être réduit tout en maintenant le principe d’une formation à trois juges – trahit une idée contestable : celle selon lequel le juge unique serait plus rapide et adapté à des délais resserrés qu’une formation collégiale. Sans modification du nombre de dossiers jugés chaque jour par une formation de jugement collégiale comme unique (13, contre tout bon sens), le travail qui pèsera sur le président unique sera au contraire plus dense, alors qu’il lui est possible de s’appuyer sur ses assesseurs en formation collégiale. Les presser de juger seuls et plus vite ne fera que générer des erreurs de jugement liés à la rapidité de l’examen des dossiers, erreurs aujourd’hui rares grâce à leur capacité à résister, au quotidien, à la pression du nombre de dossiers à passer dans la journée. Le juge unique sera en effet moins armé que la formation collégiale pour faire face à l’incitation permanente à aller plus vite et à juger un maximum des treize dossiers dont l’on attend chaque jour la conclusion. On peut redouter que la volonté d’accélérer à tout prix conduise les juges uniques à poser moins de questions – alors que l’oralité et le dialogue avec le demandeur est le pilier de la justice de l’asile – et à davantage se fier à ses certitudes, qui ne seront plus discutées avec les indispensables assesseurs.

Le maintien de la collégialité est une condition de la bonne administration de cette justice si mal connue. Pour éviter les erreurs dans l’octroi de l’asile, il faut ralentir, et non accélérer le rythme effréné de la Cour. Il faut donc espérer que la confusion régnant actuellement dans le débat public ne le fera pas perdre de vue dans les jours prochains, et que l’Assemblée nationale, au besoin par le recours à des amendements de suppression de l’article relatif à la Cour, saura rester clairvoyante.