Faire cesser le bain de sang au Proche-Orient : une responsabilité historique
Les attaques terroristes perpétrées par le Hamas à l'encontre de civils en territoire israélien le 7 octobre dernier, conjuguées à la riposte armée de Tsahal à Gaza, ont plongé la région dans une crise humanitaire d'une ampleur sans précédent. Face à l’extrême gravité de la situation, les Professeurs de droit international public Evelyne Lagrange, Jean Matringe, Thibaut Fleury Graff, et 57 autres signataires, unissent leurs voix pour adresser un appel pressant à la communauté internationale en faveur de la paix.
Un peu plus de deux mois se sont écoulés depuis les attaques terroristes du Hamas contre des civils en territoire israélien, et des dizaines de personnes sont encore otages entre ses mains et celles d’autres groupes armés à Gaza, tandis que des frappes se poursuivent contre Israël. Presque autant de temps s’est écoulé depuis le début de la riposte israélienne à Gaza, et les morts et blessés civils, dont de très nombreux enfants, se comptent par milliers, voire dizaines de milliers, dans les décombres des villes et des infrastructures de ce petit territoire, refermé comme un piège sur la population palestinienne. La situation a conduit Antonio Guterres, le Secrétaire général des Nations Unies, à saisir le Conseil de Sécurité de la situation, en un usage rarissime de l’article 99 de la Charte des Nations Unies le 6 décembre 2023.
Plus de dix jours se sont écoulés depuis la fin de la trêve entre Israël et le Hamas le 1er décembre 2023, et les opérations militaires massives de l’armée israélienne s’étendent désormais au sud de Gaza où les civils gazaouis étaient censés trouver, sinon un refuge, du moins un répit. Or, l’hiver est là ; le taux de destruction des villes est affolant ; la faim et les épidémies sévissent ; l’aide humanitaire reste parcimonieuse ; la plupart des hôpitaux ne fonctionnant plus, d’innombrables blessés demeurent sans secours. Les rapports des institutions internationales et les témoignages qui parviennent à sortir de Gaza suscitent l’effroi.
En Cisjordanie ainsi qu’à Jérusalem-Est, touchés par une explosion de violence et une recrudescence des morts, la situation se détériore également.
Ces événements tragiques surviennent cinquante-six ans après que le Conseil de sécurité des Nations Unies a demandé la cessation de tous les actes de belligérance et le retrait d’Israël des territoires occupés pour parvenir à une paix juste et durable permettant à chaque État de la région de vivre en sécurité (résolution 242 (1967) du 22 novembre 1967). Cinquante-six ans, et des États et des groupes terroristes entretiennent encore le projet de détruire Israël. Cinquante-six ans, et le territoire de Gaza est promis à la poursuite d’opérations militaires massives, le gouvernement israélien faisant dépendre la fin de ses opérations de l’improbable « éradication » de la dernière cellule terroriste à Gaza.
Si rien n’arrête les opérations militaires actuelles, il est à craindre qu’il ne soit bientôt plus possible, matériellement, de réaliser le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, reconnu sans ambiguïté en droit international. Malgré leur ampleur, ces opérations ne garantissent pourtant complètement ni la sécurité de l’État d’Israël, ni le droit du peuple israélien de vivre en sécurité, même à court terme. La multiplication d’attaques de différentes natures contre Israël, ses habitants et ses intérêts en témoigne chaque jour.
Les spécialistes de droit international public et de relations internationales débattent et débattront encore à l’avenir de ce que le droit international public permettait aux parties de faire, ou pas, après les odieuses attaques terroristes du 7 octobre 2023, dans ce conflit qui perdure depuis 1948.
Conscients de leurs divergences et de la difficulté d’établir et qualifier certains faits au moment même où ils se produisent, les soussignés, spécialistes de ces deux disciplines, sont cependant unanimes à considérer que :
1- Le droit international public n’autorise pas la poursuite de l’escalade de la violence au Proche-Orient qui menace maintenant la survie d’une population entière,
2- Les violations du droit international humanitaire par une partie n’excusent en rien les manquements de l’autre à ses propres obligations,
3- Les États tiers ont l’obligation, en recourant à des moyens pacifiques, d’agir pour faire cesser les violations graves en cours du droit international humanitaire et les atteintes au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de prévenir tout risque de génocide, de poursuivre les auteurs de crimes internationaux (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide) et d’actes de terrorisme, et de tout entreprendre pour assurer la protection des civils contre des atrocités de masse, quels qu’en soient les auteurs, ou contre la privation de leurs droits les plus élémentaires. Qu’ils ne l’aient pas fait dans d’autres conflits tout aussi mortifères ne saurait constituer une excuse à leur passivité.
Négociations, protestations et mises en garde font certes partie de « l’arsenal pacifique » à la disposition des États tiers mais elles ne suffisent manifestement pas. Quoiqu’elle ait gagné en intensité, la réprobation exprimée par des États occidentaux est trop timide pour exonérer ceux-ci de leurs responsabilités et pour préserver leur crédit face aux accusations de pratiquer un « double standard » et, ainsi, de ne pas défendre avec constance les droits de toutes les populations civiles et de tous les peuples.
D’autres initiatives doivent donc être prises, d’urgence, et rendues publiques, telles que :
1- Donner toutes ses chances au Conseil de sécurité des Nations Unies d’adopter une résolution contraignant les parties à cesser le feu, à libérer les otages et à laisser entrer toute l’aide humanitaire nécessaire. D’ici là, les États-Unis d’Amérique ayant opposé leur veto à une résolution demandant un cessez-le-feu immédiat le 8 décembre 2023, l’Assemblée générale peut, de nouveau, prendre le relais sous la forme de recommandations (une réunion est convoquée le 12 décembre 2023 en application de la résolution 377 (V) du 3 novembre 1950, L’union pour le maintien de la paix, dite aussi Résolution Acheson). Des mesures pacifiques nécessaires pour donner effet à de telles résolutions peuvent être définies contre le Hamas (et autres groupes armés et terroristes), bien sûr, mais aussi à l’égard d’Israël : embargo sur les armes, gels ciblés d’avoirs, refus de visa aux personnes incitant à la violence ou impliquées dans des violences contre les civils palestiniens ou israéliens, etc. De telles mesures peuvent d’ailleurs être adoptées dès maintenant par chaque État ou l’Union européenne sans attendre une résolution onusienne.
2- Offrir à Israël les garanties de sécurité d’effet immédiat nécessaires pour prévenir la répétition d’attaques contre sa population civile et faire respecter le cessez-le-feu. Offrir à la Palestine les garanties de sécurité nécessaires, à Gaza contre une rupture de cessez-le-feu et en Cisjordanie, contre les attaques dirigées contre ses habitants. Des observateurs internationaux et des forces de maintien de la paix peuvent être déployés le cas échéant.
3- Soutenir activement les mécanismes internationaux d’enquête sur toutes les violations du droit international humanitaire commises dans ce conflit, y compris les violences sexuelles contre des femmes et des hommes lors des attaques du 7 octobre et depuis, ainsi que sur les conditions d’identification des cibles de l’armée israélienne à Gaza, en veillant dûment à l’impartialité de ces mécanismes.
4- Donner à la Cour pénale internationale les moyens matériels et financiers d’identifier et juger les auteurs de crimes internationaux commis depuis Gaza, à Gaza ainsi qu’en Cisjordanie et depuis celle-ci, grâce à un soutien et une coopération judiciaire sans réserve. Exiger l’accès des enquêteurs de la CPI à Gaza. Engager des procédures pénales devant les juridictions nationales compétentes contre les auteurs de crimes internationaux et d’actes de terrorisme.
5- Déclencher les procédures internationales de règlement des différends disponibles. La Cour internationale de Justice, par exemple, est compétente sur le fondement de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide qui lie Israël, l’État de Palestine et 151 autres États tenus d’obligations de prévention. Les conditions d’urgence, d’existence de droits à protéger et de risque qu’un préjudice irréparable soit causé à ces droits étant réunies, la Cour pourrait prononcer des mesures conservatoires qui s’imposent aux parties.
Face à la détresse des civils, face aux périls qui pèsent sur le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, face au risque pour les deux peuples de voir se prolonger indéfiniment l’état de guerre, nous exhortons solennellement les États tiers, et en particulier les États occidentaux, à utiliser résolument toutes les prérogatives que leur reconnaît le droit international public.
C’est leur responsabilité. Elle est historique à l’égard du peuple israélien et du peuple palestinien mais aussi à l’égard de leurs propres citoyens qui demandent une politique étrangère juste et fidèle au droit international ainsi que des assurances pour leur propre sécurité.
Il ne faudra pas moins de détermination ensuite pour reprendre le processus de paix interrompu depuis une vingtaine d’années et parvenir à un règlement de paix juste et durable pour les deux États, qui, notamment, mette fin à l’occupation par Israël du territoire palestinien et à la politique des colonies de peuplement en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Il faudra alors se tenir aux côtés d’Israël et de la Palestine pour faire vivre ce règlement de paix.
Liste des signataires
1. Niki Aloupi, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas
2. Rémi Bachand, Professeur de droit international à l’Université du Québec à Montréal
3. Samantha Besson, Professeure au Collège de France et à l’Université de Fribourg
4. Pierre Bodeau-Livinec, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre
5. Clémentine Bories, Professeure à l’Université Toulouse Capitole
6. Anne-Laure Chaumette, Professeure de droit public à l’Université Paris Nanterre
7. Lena Chercheneff, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
8. Olivier Corten, Professeur à l’Université libre de Bruxelles
9. Frédérique Coulée, Professeure de droit à l’Université Paris-Saclay
10. Florian Couveinhes Matsumoto, Maître de conférences en droit public à l’Ecole normale supérieure (ENS-PSL)
11. François Crépeau, Professeur de droit à l’Université McGill
12. Claire Crépet Daigremont, Maître de conférences à l’Université Paris-Panthéon-Assas
13. Guillaume Devin, Professeur émérite de science politique, Sciences Po Paris
14. Sara Dezalay, Professeure en droit international et relations internationales, à l’ESPOL, Université catholique de Lille
15. Laurence Dubin, Professeure de droit international à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
16. François Dubuisson, Professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles
17. Geneviève Dufour, Professeure de droit international à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa
18. Saïda El Boudouhi, Professeure de droit public à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
19. Marina Eudes, Professeure à l’Université Paris Nanterre
20. Julian Fernandez, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas
21. Julie Ferrero, Professeure de droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3
22. Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas
23. Olivier de Frouville, Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas
24. Géraldine Giraudeau, Professeure de droit public à l’Université Paris-Saclay (UVSQ)
25. Andrea Hamann, Professeure de droit public à l’Université de Strasbourg
26. Hugues Hellio, Enseignant-chercheur en droit à l’Université d’Artois
27. Vaios Koutroulis, Chargé de cours à la Faculté de droit et de criminologie à l’Université libre de Bruxelles
28. Anne Lagerwall, Professeure de droit international à l’Université libre de Bruxelles
29. Evelyne Lagrange, Professeure de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
30. Philippe Lagrange, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers
31. Marie-Pierre Lanfranchi, Professeure de droit public à Aix Marseille Université
32. Marion Larché, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
33. Pierre-François Laval, Professeur à l’Université Jean Moulin-Lyon 3
34. Romain Le Boeuf, Professeur à Aix-Marseille Université
35. Guillaume Le Floch, Professeur à l’Université de Rennes
36. Marie Lemey, Professeure de droit public à l’Université de Bretagne Occidentale
37. Jean-François Marchi, Maître de conférences à Aix Marseille Université
38. Anne-Charlotte Martineau, Chargée de recherche en droit international (CNRS)
39. Jean Matringe, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
40. Frédéric Mégret, Professeur à l’Université McGill
41. Anne-Sophie Millet-Devalle, Professeure à l’Université Côte d’Azur, chaire Jean Monnet de l’Union européenne
42. Arnaud de Nanteuil, Professeur à l’Université Paris Est Créteil
43. Valère Ndior, Professeur à l’Université de Bretagne occidentale
44. Anne-Thida Norodom, Professeur de droit public à Université Paris Cité.
45. Paolo Palchetti, Professeur de droit international à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
46. David Pavot, Professeur de droit international à l’Ecole de gestion de l’Université de Sherbrooke
47. Isabelle Pingel, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
48. Frédéric Ramel, Professeur de science politique à Sciences Po Paris
49. Hélène Raspail, Maître de conférences HDR en droit public à Le Mans Université
50. Pascale Ricard, Chargée de recherche au CNRS, Aix-Marseille Université, DICE
51. Raphaële Rivier, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
52. Denys-Sacha Robin, Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre
53. Hélène Ruiz Fabri, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
54. Marie-Clotilde Runavot, Professeur de droit public à l’Université de Perpignan via Domitia
55. Marco Sassòli, Professeur de droit international public à l’Université de Genève
56. Jean-Marc Sorel, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
57. Anne-Sophie Tabau, Professeur de droit à Aix-Marseille Université, UMR DICE-CERIC
58. Bérangère Taxil, Professeure de droit international à l’Université d’Angers
59. Emmanuelle Tourme Jouannet, Professeure à l’Ecole de droit de Sciences Po Paris
60. Daniel Ventura, Maître de conférences en droit public à l’Université Côte d’Azur