Par Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Célébrant le 65ème anniversaire de la Vème République devant le Conseil constitutionnel, le Chef de l’Etat a annoncé une révision de la Constitution portant notamment sur la participation des citoyens aux politiques publiques. Il s’est dit favorable à un élargissement de l’article 11 de la Constitution, afin d’ouvrir le référendum à « des domaines importants pour la nation qui y échappent ». Il entend également simplifier la mise en œuvre du référendum d’initiative partagée (RIP), « aujourd’hui excessivement contrainte ». Ces propos d’Emmanuel Macron font écho à des discours antérieurs et à des projets avortés. Dans l’état du pays, les perspectives tracées ne serviraient cependant pas le renouveau de notre vie démocratique.

En effet, qu’il s’agisse de procédures référendaires nouvelles ou d’ « associer les citoyens aux grands choix de la Nation » (grand débat, conventions citoyennes etc.), les voies imaginées pour introduire dans notre vie politique des formes de démocratie directe sont illusoires ou dangereuses, surtout lorsqu’elles se présentent comme des alternatives à la démocratie représentative.

La Constitution connaît deux types de référendums nationaux

La révision constitutionnelle de l’article 89 présuppose, avant la convocation du peuple souverain,  un texte voté dans les mêmes termes par les deux assemblées.

Quant à lui, le« référendum législatif » de l’article 11 procède du président de la République, mais peut aussi résulter, après contrôle préalable du Conseil constitutionnel, de l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs (RIP).

Le référendum législatif, tel que le prévoit actuellement la Constitution, ne peut porter sur n’importe quel sujet. L’article 11 circonscrit strictement le domaine éligible à la consultation populaire. Le projet de loi soumis au référendum doit porter « sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. ». N’entrent dans le champ de l’article 11 de la Constitution ni les réformes pénales, ni les réformes fiscales, ni les questions migratoires, ni les débats de société ou de bioéthique. Le Conseil constitutionnel a par exemple jugé que l’imposition de bénéfices exceptionnels n’entrait pas dans ce champ. Un référendum sur les retraites serait bien, quant à lui, relatif à « la politique économique et sociale de la Nation », mais cela ne suffirait pas à le rendre constitutionnellement possible. Il faudrait qu’il s’agisse d’une véritable réforme. Ainsi, la proposition de RIP examinée par le Conseil constitutionnel le 14 avril 2023, qui se bornait à cristalliser à 62 ans l’âge légal de départ à la retraite, n’a pas été considérée comme une « réforme » par le Conseil constitutionnel.

Voilà sans doute pourquoi le référendum est, aujourd’hui, un thème de débat plutôt qu’une pratique : on en parle beaucoup, on en fait peu. Le dernier, qui portait sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, remonte à 2005. Il a laissé un goût amer puisque les pouvoirs publics français ne tinrent pas compte de la volonté populaire.

D’où l’idée de modifier l’article 11 de la Constitution pour en élargir le champ et promouvoir la démocratie participative

Deux types de modifications de l’article 11 de la Constitution, relatif au « référendum législatif », sont couramment évoquées :  étendre son champ, notamment aux « questions de société » ; favoriser les initiatives citoyennes, soit en assouplissant les conditions de déclenchement du référendum d’initiative partagée entre parlementaires et citoyens (RIP), soit en instituant un référendum d’initiative populaire (RIC). Il est également question, s’agissant du RIP, de rendre possible une pétition citoyenne précédant le ralliement d’un nombre suffisant de parlementaires. Tous ces élargissements pourraient se cumuler.

Pour sa part, le Chef de l’Etat se prononce en faveur de l’extension du référendum législatif aux seules questions de société, ainsi que pour l’assouplissement du RIP (abaissement du nombre minimal de signatures parlementaires du cinquième au dixième de l’effectif ; abaissement du nombre minimal de soutiens citoyens d’un dixième du corps électoral à un million d’électeurs ; possibilité d’une initiative citoyenne originelle à laquelle se rallieraient des parlementaires).

Ces modifications figuraient déjà dans le projet de loi constitutionnelle de mai 2019. Elles sont possibles par la voie d’une révision constitutionnelle d’initiative gouvernementale, approuvée dans les mêmes termes par les deux assemblées et réunissant les trois cinquièmes des suffrages exprimés au Congrès. Elles peuvent aboutir, car (au moins officiellement) elles trouvent grâce aux yeux de la plupart des partis politiques et des groupes parlementaires.

Ces modifications de l’article 11 n’en soulèvent pas moins d’épineuses questions pratiques et de principe

Elles se heurtent en effet à une dizaine d’objections :

Tout d’abord, le référendum législatif consiste à légiférer autrement que par la voie parlementaire, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, à mettre le Parlement à l’écart. Mais ne faut-il pas plutôt respecter et revaloriser son rôle ?

En deuxième lieu, il faut bien comprendre que les deux procédures référendaires (art 11 et 89) ne sont pas également pertinentes au regard des canons démocratiques et des critères de bonne gouvernance.

Le recours au référendum pour une modification de la Constitution (art 89) se justifie à un triple titre : par sa finalité (recueillir le consentement du peuple à une modification de sa charte fondamentale) ; par les garanties que présente l’élaboration du texte soumis au scrutin (approbation dans les mêmes termes par les deux assemblées) ; par l’accord qu’il suppose entre Parlement et citoyens, c’est-à-dire entre démocratie représentative et démocratie directe.

Aucune de ces trois caractéristiques ne se retrouve en revanche dans les différentes formes de référendums législatifs, surtout s’ils prennent la forme d’un RIP (initiative partagée entre des parlementaires et des citoyens) ou d’un RIC (initiative citoyenne). La collision entre démocratie représentative et démocratie directe serait d’autant plus à craindre qu’on ouvrirait largement les vannes de l’article 11, tant sur le fond que sur la procédure.

Autre problème, dont peu sont conscients, mais qui devrait tempérer les ardeurs : le « référendum législatif » de l’article 11, même assoupli, ne peut consister à soumettre au peuple une question du type : « Pensez-vous que l’âge légal de départ à la retraite ne doit pas excéder 62 ans ?“ ou ”Etes-vous partisan de quotas migratoires ? ». Cela, c’est un sondage d’opinion. Ce qui est soumis au peuple en vertu de l’article 11, afin de donner une portée normative précise au suffrage populaire, c’est un projet de loi complet. Complet, avec tous les problèmes de lisibilité et de compréhension que cela comporte. Et tous les problèmes de rédaction défectueuse et d’insécurité juridique qu’y ajouteraient les propositions de loi référendaire d’initiative partagée ou « citoyenne ».

Si, comme on a toutes raison de le penser, la crise de la démocratie contemporaine tient à un déficit de l’action publique, les élargissements de l’article 11 envisagés n’y apporteraient que partiellement remède, lorsqu’ils ne seraient pas carrément contre productifs. En cas d’initiative référendaire présidentielle, on pourrait peut-être attendre de l’appel au peuple un renforcement du « pouvoir de faire ». Mais, en cas de RIP ou de RIC, le but poursuivi par les parlementaires (d’opposition) et/ou par les groupements de citoyens mobilisés autour de l’initiative référendaire serait, dans la majorité des cas, de faire obstacle à la politique gouvernementale. C’est le « pouvoir d’empêcher » qui s’en trouverait accru.

Le seuil du dixième des parlementaires (soit 93 députés et sénateurs, moins encore si leur nombre était réduit comme le voulaient les projets de loi organique de 2018) serait vite atteint. Quant au million de soutiens citoyens, recueillis sur une plateforme numérique pendant une période de neuf mois (durée fort longue fixée par l’actuelle loi organique, qu’il conviendrait de réduire, pour tenir compte du fait que désormais le nombre de signatures à recueillir est près de cinq fois inférieur), l’expérience récente des pétitions et cagnottes sur Internet montre qu’il est fort accessible, surtout si le sujet est mobilisateur et porteur d’enjeux passionnels. De plus, comme l’illustre l’exemple californien, les lobbies peuvent exercer une forte emprise sur les consultations référendaires.

En facilitant de la sorte le déclenchement des RIP, la France se préparerait bien légèrement (et sans aucune espèce d’étude d’impact) à ébranler une démocratie représentative déjà grandement chahutée par l’air du temps. On risquerait d’assister à une multiplication d’initiatives référendaires, y compris simultanées, perturbant la vie politique du seul fait de leur déclenchementDans l’affaire des Aéroports de Paris, en 2019, le seul dépôt d’une proposition de loi référendaire remettant en cause la loi de privatisation fraîchement votée avait fait échouer celle-ci, bien avant la clôture du recueil de signatures.

Les minorités agissantes en tireraient plus de profit qu’un collège électoral qui, comme le montrent les exemples référendaires étrangers, est souvent désinformé et manipulé et qui, faute de condition de participation minimale (comme il en existe à l’étranger), pourrait ne représenter qu’une fraction de la Nation.

On verrait notamment des minorités militantes porter, sous diverses motivations apparemment vertueuses, des propositions référendaires dont la visée réelle serait de déstabiliser et de déconstruire. Le danger est évident s’agissant de questions de société complexes et clivantes, par nature liées à de délicats équilibres anthropologiques.

Qu’entendre d’ailleurs par « questions de société » ? Elles couvrent sans doute des sujets comme la filiation, la fin de vie, l’interruption volontaire de grossesse ou le changement de genre, mais englobent-elles les questions migratoires ou la nationalité ? La suppression des vaccinations obligatoires, est-elle une question de société ? Faudra-t-il attendre que se décante toute une subtile jurisprudence constitutionnelle pour repérer les contours des questions de société ? On se souvient de la perplexité du Conseil économique, social et environnemental quant à la recevabilité, au regard de ses missions, de la pétition relative au « mariage pour tous ». Certes, les travaux parlementaires (base d’interprétation des textes) peuvent par avance dessiner les contours de la notion.  Mais, c’est à la condition d’être explicites. Or, ils peuvent manquer de clarté ou de cohérence, d’autant que nombre d’accords se scellent dans l’ambiguïté. Pour lever toute équivoque, l’article 11 devrait se référer à « tout projet de loi » (sans restriction thématique) ou – pour préserver une prérogative essentielle du Parlement – « tout projet de loi portant sur une question autre que budgétaire ou fiscale ». Cela ouvrirait toutefois considérablement le champ du référendum législatif, amplifiant les risques ici signalés.

Conformément aux exemples étrangers, un taux de participation minimal doit être institué pour valider un référendum d’initiative partagée ou d’initiative populaire. Il serait inadmissible que, sur une question importante pour l’avenir de la Nation, les règles soient fixées sans que ni la majorité des parlementaires, ni la majorité des citoyens n’en aient ainsi décidé. Or aucun des projets actuellement agités, pas plus celui du Chef de l’Etat que les autres, n’en fait mention !

Du point de vue de l’intérêt général, le référendum est rédhibitoire lorsque les effets de la mesure soumise à l’approbation populaire sont difficiles à cerner à long terme ou faute de maturation de la question par l’opinion publique. Il présente en effet, en pareil cas, le danger de conduire, pour des raisons circonstancielles, à des décisions aux conséquences irréversiblement dommageables pour la collectivité et que celle-ci regrettera ultérieurement.

Les sondages ne révèlent-ils pas que les Britanniques sont maintenant majoritairement hostiles au Brexit ?  Denys de Béchillon (Express du 5 octobre 2023) se demande ce qu’il serait advenu si l’on avait organisé un référendum quelques semaines après la catastrophe de Fukushima, pour décider d’un arrêt de la production d’électricité nucléaire : « Selon toute probabilité, le résultat aurait été favorable. Or, comme nous le voyons depuis notre prise de conscience collective de ces derniers mois, nous nous en serions mordus les doigts ». De même, s’il avait été organisé cette année, un référendum sur les retraites aurait vraisemblablement conduit au rejet de la réforme, cristallisé l’âge de départ à 62 ans, compromis la pérennité du régime de répartition et imposé, à terme, des mesures plus drastiques encore pour la société : majoration des cotisations (et donc du coût du travail et donc pertes de compétitivité et hausse du chômage), déséquilibre aggravé des finances publiques (devant être combattu par une pression fiscale accrue ou/et par la baisse des pensions).

Ce péril serait d’autant plus grand qu’on instaurerait un long délai de « viduité » interdisant au Parlement de corriger une loi référendaire (le Président de la République envisage cinq ans).

Enfin, la possibilité d’une initiative citoyenne précédant la collecte de signatures parlementaires est, à elle seule, lourdement problématique.

« En même temps »

La rédaction actuelle de l’article 11 (troisième alinéa) subordonne le RIP à une chronologie précise : initiative parlementaire, puis examen par le Conseil constitutionnel, donnant ou non son feu vert à la proposition de loi référendaire (PPL), puis (si le feu vert a été donné) recueil des soutiens de citoyens, puis examen par chaque assemblée, puis (à défaut de cet examen) référendum. Cette chronologie serait bouleversée en cas d’initiative citoyenne originelle, à laquelle se rallierait une centaine de parlementaires, comme entend le permettre le Chef de l’Etat. Il s’agirait d’un petit RIC, car, si l’Elysée écarte le RIC intégralement citoyen et sans appui parlementaire dont rêvaient les Gilets jaunes, il souhaite « en même temps » signifier qu’il tient compte des aspirations à la démocratie directe exprimées sur les ronds-points en 2018.

On se perd en conjectures sur ce qui peut se passer lorsque la procédure est déclenchée par des citoyens et non par des parlementaires :

–  Qui dépose la PPL ? Selon quelles modalités ? Le terme « proposition de loi » n’exclut-il pas que le texte initial soit déposé par des non parlementaires ?

– Quand et par qui serait saisi le Conseil constitutionnel pour vérifier que le RIP remplit les conditions de forme et de fond fixées par la Constitution (et la loi organique d’application) ?

– Accepte-t-on que l’opération (lourde) de recueil et de vérification du million de soutiens précède l’examen de la PPL par le Conseil constitutionnel, alors que celle-ci pourrait porter sur un objet étranger à ceux listés par le nouveau premier alinéa de l’article 11, ou être inconstitutionnelle sur le fond ou présenter un caractère fantaisiste ? Peut-on placer le Conseil constitutionnel dans la situation psychologiquement inconfortable d’avoir à statuer sur la constitutionnalité d’une PPL ayant recueilli un million de soutiens citoyens ou davantage ?

– Aujourd’hui, l’initiative première du RIP est parlementaire et fait l’objet d’un filtrage constitutionnel qui porte non seulement sur la vérification du nombre et de l’authenticité des signatures, mais également sur l’objet et le contenu de la proposition de loi référendaire. Comment une procédure présentant au moins le même niveau de garanties n’existerait-elle pas pour les propositions d’initiative citoyenne, auxquelles viennent se rallier ultérieurement des parlementaires ? Il convient de faire barrage en temps utile, c’est-à-dire précocement, aux initiatives absurdes auxquelles le recueil des signatures donnerait un vain retentissement. Or, une constatation tardive (après recueil des soutiens) de l’irrecevabilité d’une initiative référendaire serait d’autant plus probable que l’éligibilité de nombre de sujets est incertaine dans la rédaction actuelle de l’article 11 et le demeurerait en ajoutant à la liste des sujets éligibles la notion vague de « réformes relatives aux questions de société ».

– Si donc le contrôle se fait avant l’achèvement du recueil des soutiens d’électeurs, comment est initialement déclenchée l’initiative citoyenne ? Par un petit nombre de promoteurs ? A quel niveau fixer ce nombre, sans trop encombrer le Conseil constitutionnel, pour interdire aux initiatives aberrantes de se prolonger ?

Certes, quelle que soit leur importance, ces éléments de procédure et de forme pourraient être réglés par la loi organique. Encore faut-il que la délégation donnée par le constituant à la loi organique le permette.

Surcroît de perturbations

En tout état de cause, une prolifération d’initiatives citoyennes pourrait résulter assez rapidement de l’abaissement des seuils « parlementaires » et « citoyens », de l’antériorité de l’initiative citoyenne et de l’extension de l’objet du référendum. Cet accroissement apporterait un surcroît de perturbations à la vie politique nationale et à l’activité parlementaire. Il pourrait aussi affecter le fonctionnement du Conseil constitutionnel. L’article 45-4 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 ne lui confie-t-il pas le soin de veiller à la régularité des opérations de recueil des soutiens citoyens à un RIP ?

Est symptomatique à cet égard le cas de la Suisse. Malgré leur profonde culture civique et leur ancienne pratique des votations (qui auraient dû les conduire à un usage assagi des référendums d’initiative populaire), nos voisins helvètes vivent au rythme de scrutins portant souvent sur des mesures impraticables ou sur des sujets incongrus. Lorsqu’elles sont ratifiées par le peuple, mais impossibles à concrétiser, ces votations génèrent des frustrations. Lorsqu’elles sont effectivement mises en œuvre, toutes malvenues qu’elles sont, elles hypothèquent les politiques publiques du pays, ou placent ce dernier en porte-à-faux de ses engagements internationaux ou gonflent sa constitution de sujets parasites. Si la tranquille Suisse est en vérité assez peu sage en matière de référendums d’initiative citoyenne, qu’en serait-il (avec un RIP proche d’un RIC) de la patrie des Gilets jaunes ?