Climat : la CEDH précise le devoir des États face à l’évaluation des projets pétroliers
Le 28 octobre 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu une décision attendue dans l’affaire opposant des jeunes Norvégiens et des ONG à leur gouvernement. En dépit du rejet de leur recours, la Cour vient clarifier les obligations procédurales des États dans l’évaluation climatique des projets pétroliers.
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Par Béatrice Parance, professeure de droit à l’Université Paris Dauphine-PSL
Quelle portée pour la nouvelle décision de la CEDH sur les obligations climatiques des États ?
Dans cette décision importante, la CEDH vient enrichir la compréhension des obligations des Etats en matière climatique sur le point plus spécifique de l’évaluation des projets d’énergies fossiles. Elle se situe donc en complément de la décision KlimaSeniorinnen du 24 avril 2024 qui portait sur les obligations substantielles des Etats dans la détermination de l’ensemble de leur politique climatique. Pour l’essentiel, la Cour affirme que les Etats doivent effectuer une évaluation adéquate et complète des incidences des projets sur l’environnement et le changement climatique, et prendre en compte les émissions aval liées à la combustion du pétrole, soit les émissions du scope 3, lorsqu’ils autorisent de nouveaux projets d’extraction ou d’exploration.
A l’origine de cette décision, 6 adolescents avaient agi avec Greenpeace Nordic et Young Friends of the Earth Norway devant les juridictions norvégiennes afin de remettre en cause la légalité de licences d’exploration pétrolière accordées en 2016 par la Norvège dans la mer de Barents. Ils invoquaient notamment le fait qu’elles ne respectaient pas les dispositions des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en n’ayant pas évalué les effets potentiels de l’extraction pétrolière sur les obligations de la Norvège relatives à l’atténuation du changement climatique. Face au rejet de leurs prétentions, en dernier lieu par la Cour suprême de Norvège le 22 décembre 2020, ils se sont présentés devant la Cour EDH.
Afin de mieux circonscrire le débat, la CEDH observe dans un premier temps que le conflit porte sur les obligations procédurales des Etats, et non leurs obligations matérielles comme dans l’affaire suisse. Elle relève en outre que l’affaire concerne le processus décisionnel mis en œuvre dans le cadre spécifique d’octroi de licences, ce qui conduit à écarter le grief général formulé sur l’appréciation de la politique climatique de la Norvège et en particulier les exigences d’atténuation du changement climatique qui devraient la conduire à l’abandon progressif de la production pétrolière à partir de nouveaux gisements.
Comment la Cour encadre-t-elle l’évaluation de l’impact climatique des projets pétroliers ?
Si la CEDH rejette le recours formé devant elle, sa décision comprend néanmoins deux enseignements majeurs sur les obligations des Etats quant à l’appréciation des impacts climatiques des projets. Premièrement, la décision réaffirme l’obligation positive pour les Etats de lutter contre les effets graves du changement climatique sur la vie, la santé et le bien-être des personnes, ce qui doit les conduire à considérer l’importance de ce sujet lorsqu’il est mis en balance avec d’autres, dont notamment les enjeux économiques. Deuxièmement, la Cour met en lumière la nécessité pour les Etats de procéder à des évaluations climatiques rigoureuses de l’impact des projets pétroliers, sur le fondement des meilleures données scientifiques disponibles, et en prenant en compte les émissions du scope 3 liées à la combustion du pétrole et du gaz sur la chaine aval. Si le recours est rejeté en l’espèce, c’est parce que la réglementation norvégienne relative à l’octroi des licences est très structurée. Elle comprend une première phase relative à l’ouverture d’une zone à l’exploration durant laquelle une évaluation des incidences sur l’environnement (EIE) doit être menée avec une consultation publique. La deuxième phase relative à l’octroi de la licence d’exploration ne nécessite ni EIE, ni consultation publique, au contraire de la troisième phase relative au plan de développement et à l’exploitation. C’est alors le titulaire de la licence qui doit réaliser l’EIE et organiser une consultation publique, lesquels pourront mener à un contrôle juridictionnel. Ce qui explique le rejet du recours par la CEDH est le fait qu’elle a apprécié que l’absence au stade de l’exploration d’une évaluation des effets engendrés par les émissions du scope 3 pourrait être réparée lors de la phase d’exploitation par la nécessité de réaliser une EIE. Ce rejet n’amoindrit ainsi nullement la portée de cette décision, contrairement au message approximatif relayé par les articles de la presse généraliste sur cette décision.
Comment cette décision s’insère-t-elle dans l’évolution du contentieux climatique international ?
Par ailleurs, dans le prolongement de sa décision KlimaSeniorinnen, la Cour vient réaffirmer sa position équilibrée sur la capacité des ONG à agir devant les juridictions afin de garantir l’accès à la justice en matière climatique. Leur intérêt à agir est reconnu au nom de leurs membres ou des personnes affectées, sans qu’il soit nécessaire de démontrer que les personnes au nom desquelles l’affaire est intentée auraient elles-mêmes satisfait aux exigeantes conditions de la qualité de victime, ce qui conduit en l’espèce au rejet de l’action des personnes physiques requérantes.
Sur ce point et sur d’autres, la CEDH vient prendre appui sur la lignée des récentes décisions rendues sur le sujet, et notamment les avis consultatifs du Tribunal international de la mer du 21 mai 2024, de la Cour interaméricaine des droits humains du 21 mai 2025 et de la Cour internationale de Justice du 23 juillet 2025, ainsi que sur sa propre jurisprudence dans l’affaire KlimaSeniorinnen et celle de la Cour suprême du Royaume Uni du 20 juin 2024 (affaire Finch). Elle met ainsi en relief combien chaque nouvelle décision ou avis contribue à construire progressivement un paysage commun et cohérent de responsabilités des acteurs publics et privés en matière climatique au-delà de leur individualité.
En dernier lieu, cette nouvelle décision vient reposer la question de l’impact du contentieux climatique sur le monde réel : en quoi est-ce que l’addition des décisions des cours nationales ou régionales sur les obligations des Etats et des entreprises en matière climatique a la capacité de modifier le comportement de ces acteurs ? A cet égard, le regard que porte la Banque centrale européenne sur le sujet dans son rapport « Human rights, the climate emergency and the financial system », qui vient d’être publié, est très encourageant. Celui-ci souligne combien les différentes décisions évoquées précédemment viennent établir un lien entre le réchauffement climatique et le respect des droits humains, suscitant dès lors l’émergence d’une responsabilité des décideurs politiques et des acteurs financiers qui les contraint à faire évoluer leur comportement. Le rapport met en particulier en évidence deux implications majeures de ces jurisprudences : d’une part le poids juridique croissant de la quantification de l’ambition d’atténuation du réchauffement, et d’autre part, et en quelque sorte en conséquence, la place première qui devrait être faite aux enjeux climatiques lorsqu’ils se trouvent en balance avec des intérêts concurrents tels que la compétitivité, nouveau mantra de la Commission européenne, ou la croissance. La BCE y voit des opportunités pour les acteurs financiers de renforcer la gouvernance et la transparence des enjeux climatiques afin de promouvoir la confiance dans la capacité du système à absorber les chocs futurs. Selon la BCE, mieux vaut s’engager et anticiper plutôt que résister : l’intégration proactive des normes en matière de climat et de droits humains, au-delà des aspects de conformité, favorisera une meilleure maîtrise des questions de responsabilité juridique en pleine évolution.
Cette décision de la CEDH et ce rapport donneront ainsi un peu de baume au cœur des juristes travaillant de longue haleine sur les sujets de durabilité, actuellement déstabilisés par la position des institutions européennes : sans tautologie, ces questions doivent être regardées à travers la lunette d’un long horizon et non d’une courte lorgnette…