Par Béatrice Parance, Professeure de droit à l’Université Paris Dauphine-PSL

La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), dans son arrêt du 9 avril 2024, vient ainsi affirmer que « Les États doivent mettre en place les mesures nécessaires de régulation et de prévention contre une augmentation des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère terrestre, mis aussi contre une augmentation de la température moyenne mondiale au-delà de niveaux qui auraient des effets négatifs irréversibles sur les Droits de l’Homme ».
En revanche, la CEDH rejette la requête formée par quatre plaignantes issues de cette association, refusant de les reconnaître comme victimes, motivation justifiant également le rejet de la requête formée par l’ancien maire de Grande-Synthe contre l’État français ; celle formée par de jeunes portugais contre le Portugal et 32 autres États est rejetée quant à elle du fait que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées. La décision, très longue (plus de 250 pages), frappe l’esprit par sa profonde richesse et la justesse de la position de la Cour dans l’équilibre de la répartition des pouvoirs entre le politique et le juge.

Quels sont les enseignements généraux de la décision sur la question climatique ?

La Cour mène une réflexion très stimulante sur la spécificité de la question climatique au regard des sujets environnementaux. Elle souligne en particulier son caractère majeur et avéré, considérant « comme établie l’existence d’indications suffisamment fiables de ce que le changement climatique anthropique existe » et qu’il « représente actuellement et pour l’avenir une grave menace pour la jouissance des droits de l’homme garantis par la Convention » (§ 436). Elle met en lumière sa nature systémique, le qualifiant de « phénomène polycentrique » et relevant que « la décarbonation des systèmes économiques et des modes de vie passe nécessairement par une transformation complète et profonde de différents secteurs. Ces transitions vertes requièrent la mise en œuvre d’un ensemble complexe et très large d’actions, de politiques et d’investissements coordonnés faisant intervenir tant le secteur public que le secteur privé » (§ 419), ce qui conduit à des conséquences notables en termes de causalité. Enfin, elle situe la question dans sa dimension intergénérationnelle, faisant ainsi écho aux débats actuels sur la mobilisation par les juridictions de la notion de générations futures.

Quelle articulation la Cour construit-elle dans le rôle du politique et du juge face aux mesures nécessaires pour lutter contre le changement climatique ?

C’est sans doute l’un des points le plus remarquable de la décision : la recherche d’un juste équilibre dans l’exercice du contrôle judiciaire sur les politiques menées par les États sur la question climatique. Après avoir souligné la dimension démocratique des gouvernements et l’importance des questions d’opportunité et de choix politiques dans la lutte contre le changement climatique, la Cour justifie néanmoins son intervention par une nouvelle lecture de l’article 8 de la Convention reconnaissant « un droit à une protection effective des individus contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie » (§ 544), ce qui est l’un des apports majeurs de la décision.

Elle établit ensuite une sorte de grille d’évaluation des politiques climatiques des États reposant sur 5 critères : l’élaboration d’un calendrier pour atteindre la neutralité carbone, la définition d’objectifs intermédiaires de réduction des émissions de GES, la fourniture de preuves de la conformité des États à la réglementation, l’actualisation des objectifs selon les meilleures données disponibles et le déploiement en temps utile de la législation et des mesures pertinentes (§ 550). La condamnation de la Suisse qui en résulte pour l’insuffisance de sa politique climatique ne la conduit par pour autant à prononcer des mesures précises qui permettraient d’atteindre et de respecter la trajectoire climatique souhaitée, puisque cela relève de la marge nationale d’appréciation des États.

A cet égard, un parallèle peut être mené avec l’affaire française de Grande-Synthe par laquelle le Conseil d’État a reconnu que l’État français ne respectait pas la trajectoire climatique qu’il s’est lui-même fixé dans le respect de l’accord de Paris, tout en le condamnant simplement à prendre « toutes mesures utiles » pour y parvenir, sans nullement détailler ces mesures. Face à une question systémique comme celle de la politique climatique, il n’appartient pas au juge mais au politique de faire les choix pour atteindre l’ambition dessinée par la trajectoire climatique ; le juge viendra exercer un contrôle de la trajectoire, d’ailleurs anticipé, afin de s’assurer que l’Etat la respecte bien (« Grande-Synthe 3 » ou le renforcement du contrôle de la trajectoire climatique : l’intervention du contrôle continu, J. Rochfeld et B. Parance, Blog du Club des juristes).

Quels sont les effets attendus de la décision ?

Au-delà de la Suisse, la portée de l’arrêt sera majeure à l’égard de l’ensemble des Etats et des juridictions nationales qui auront à apprécier l’engagement climatique des premiers. Il constitue assurément un point de bascule dans le flot jurisprudentiel qui ne cesse de croitre des contentieux climatiques contre les États en raison de l’assise régionale de la CEDH. En l’absence de juridiction internationale compétente sur le sujet, et alors qu’un avis de la Cour internationale de Justice a été sollicité sur les obligations des États en matière climatique, il ne fait aucun doute que le présent arrêt aura un large retentissement.

Peut-on imaginer qu’une telle obligation s’étende à l’avenir jusqu’aux entreprises à travers la théorie des obligations positives ? La question se pose au moment où la Cour d’appel de La Haye doit rendre sa décision en appel dans la fameuse affaire Shell, alors que le tribunal de District de La Haye avait pris appui sur l’article 8 de la CEDH pour retenir la responsabilité de l’entreprise dans un jugement du 26 mai 2021. Si la Cour a pour l’instant circonscrit cette obligation aux États, la dimension systémique des acteurs tels que les Carbon Majors et l’impact majeur de leurs activités sur la question climatique pourrait à l’avenir conduire à une évolution sur ce sujet.

À écouter aussi : Le podcast du Club des juristes sur les avancées de la justice climatique.