Par Aurélien Antoine, Professeur des universités, titulaire de la chaire Droit public et politique comparés et directeur de l’Observatoire du Brexit et des relations RU/UE post-Brexit Université Jean-Monnet Saint-Étienne, CERCRID.

Par qui et pourquoi la dissolution au Royaume-Uni a-t-elle été décidée ?

De 2011 à 2022, sous l’empire du Fixed-term Parliaments Act 2011 (FTPA), la dissolution n’était plus du ressort direct de l’Exécutif, mais dépendait de conditions strictes permettant à la Chambre des Communes de maîtriser son destin. En 2019, la dissolution du Parlement a pu être possible en vertu de l’adoption d’une loi de circonstance excluant temporairement l’application de la loi de 2011 (Early Parliamentary General Election Act 2019). Le gouvernement conservateur a abrogé le FTPA par le Dissolution and Calling of Parliament Act de 2022. Selon les sections 2 et 3 du texte, le droit de dissoudre avant le terme de la législature (cinq ans) est explicitement reconnu comme une prérogative royale dont l’exercice ne peut être contesté devant les juridictions (ouster clause) – injusticiabilité qui n’est pas sans évoquer la théorie des actes de gouvernement en droit administratif français. Cette précision a été ajoutée afin de contrer les effets potentiels de la jurisprudence de la Cour suprême du Royaume-Uni du 24 septembre 2019 qui avait apprécié la légalité d’une prérogative royale qui n’en avait jamais fait l’objet auparavant (en l’espèce, la décision prise par ordonnance en Conseil privé sur les conseils du Premier ministre d’interrompre les travaux du Parlement). Alors qu’en France, le recours à l’article 12 de la Constitution a bel et bien suscité plusieurs contentieux, une telle hypothèse est en principe exclue en l’état actuel du droit britannique.

La décision du monarque a été actée par une ordonnance en Conseil privé le 23 mai 2024. En vertu des conventions de la Constitution, elle n’est qu’une validation du choix du Premier ministre. La question se pose de savoir si le monarque aurait pu s’opposer à son chef de gouvernement. Bien que plusieurs auteurs défendent cette possibilité de façon très restrictive (selon les principes dit de Lascelles), cette position demeure controversée.

C’est donc Rishi Sunak qui a concrètement pris la décision de dissoudre sur la base de motifs politiques qui ne sauraient être contestés juridiquement. Il s’agit d’une dissolution « à l’anglaise », c’est-à-dire qu’elle intervient de manière anticipée par la seule volonté de l’Exécutif et en dehors d’une crise politique avérée (absence de majorité sur un texte essentiel comme le budget ou adoption d’un vote de défiance, par exemple). Sur ce point, la dissolution décidée par le président de la République française se rapproche de celle du précédent Premier ministre britannique. Toutefois, dans le cas britannique, le contexte politique et le cadre institutionnel étaient différents. Les élections générales n’ont été avancées que de quelques mois (elles devaient se tenir au plus tard en janvier 2025). Ensuite, la pratique du raccourcissement de la durée d’une législature est commune et logique par l’existence d’un pouvoir discrétionnaire. En somme, le gouvernement sortant choisit le meilleur moment pour son parti, soit parce qu’il veut accentuer sa majorité aux Communes, soit parce qu’il souhaite limiter une défaite annoncée. Rishi Sunak s’est placé dans la seconde hypothèse. Dans la mesure où les résultats économiques du printemps se sont avérés plus positifs que prévu, il a considéré que son camp pouvait en tirer profit tout en prenant de court ses adversaires par effet de surprise (une tactique classique des dissolutions à l’anglaise). Plus accessoirement, des élections au milieu de l’automne auraient été périlleuses du fait des échéances américaines aux conséquences potentiellement marquantes pour l’ensemble des démocraties occidentales. L’ancien Premier ministre n’a finalement fait aucun « pari » risqué pour les institutions : pour de multiples raisons, les conservateurs n’avaient aucune chance de l’emporter, tandis que le risque de crise politique, voire constitutionnelle par la remise en cause des principes d’une société démocratique avec l’avènement d’un parti extrémiste, était tout à fait nul. C’est une différence notable avec la dissolution française : la dissolution « à l’anglaise » du 23 mai 2024 a conforté les institutions ; elle ne les a pas mises en péril.

Les résultats du scrutin du 4 juillet recèlent-ils des surprises ?

Outre-Manche, les membres du Parlement (MPs) sont élus au mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour. À l’inverse du mode de scrutin proportionnel, il est injuste, mais efficace afin de dégager des majorités claires. La montée en puissance du parti xénophobe et ultralibéral Reform UK de Nigel Farage n’a pas conduit à ce qu’il fasse une entrée remarquable dans les Communes. Si ce parti rassemble 14 % des suffrages exprimés, il n’obtient que cinq sièges. Les projections à partir des enquêtes d’opinion et les sondages sortis des urnes emportaient plutôt des victoires dans une grosse douzaine de circonscriptions.

L’autre fait marquant est le peu de voix que le parti travailliste a réuni. Alors qu’il a engrangé un succès historique en nombre de sièges, il récolte moins de suffrages qu’en 2017 et en 2019, deux scrutins où il a été pourtant défait. La baisse substantielle de la participation par rapport aux dernières élections générales en est l’une des explications. Cependant, Reform UK, en présentant des candidats dans la presque totalité des circonscriptions pour la première fois, a fait perdre de nombreuses voix aux conservateurs. Or, quand il n’y a qu’un tour et que le candidat arrivé premier emporte le siège, quel que soit l’écart avec ses concurrents et le niveau de son score, l’immixtion d’une formation tierce qui marche sur les plates-bandes de l’un des deux grands partis britanniques, peut avoir des conséquences radicales (surtout lorsque le parti au pouvoir est usé et a multiplié les erreurs). Les travaillistes ont résolument profité de ce contexte électoral proche de celui des « triangulaires » en France qui, notamment en 1997, furent favorables à la gauche. Les observations précédentes démontrent que le triomphe travailliste, aussi ample qu’il puisse paraître à la Chambre des Communes, doit être relativisé.

La large victoire travailliste est-elle de nature à restaurer la confiance dans les institutions ?

Les quatorze années au pouvoir des conservateurs ont été marquées par un affaiblissement des institutions et de l’ordre juridique : remise en cause de pratiques constitutionnelles anciennes (FTPA précité), Brexit, défiance à l’encontre de l’Europe des droits humains, contestation de l’autorité des juges, atteintes au droit international (dernièrement par le Safety of Rwanda (Asylum and Immigration) de 2024), et fragilisation de la fonction de Premier ministre (par Boris Johnson en particulier, du fait d’atteintes répétées au droit sanctionnées par les juridictions et ayant conduit à sa démission). Les tories ont été à l’origine d’une atteinte plutôt inédite de leur part aux principes cardinaux de la Constitution britannique : la souveraineté du Parlement, la prééminence du droit (rule of law), et l’équilibre des pouvoirs.

Le gouvernement dirigé par Keir Starmer compte rompre avec ce lourd héritage. Il a annoncé qu’il abrogerait le Safety of Rwanda (Asylum and Immigration) Act. Le programme du Labour a rappelé que l’adhésion à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ne sera jamais remise en cause sous une majorité travailliste. À l’inverse, la plaie du Brexit ne sera pas rouverte. Par ailleurs, plusieurs textes devraient renforcer les exigences en matière d’éthique et de probité des élus et des ministres afin de prévenir les conflits d’intérêts qui se sont multipliés ces dernières années. Le manifeste du Labour réitère l’attachement au principe de rule of law et le respect dû à l’autorité juridictionnelle. En dernier lieu, les travaillistes souhaitent une nouvelle réforme de la Chambre des Lords, victime d’un effectif pléthorique et de nominations insuffisamment contrôlées. Ces différents objectifs devraient enfin permettre l’apaisement, à défaut d’une totale confiance des citoyens à l’égard de leurs institutions.