France Travail, le « tueur de DRH » et la faute inexcusable
La décision de la Cour d’appel de Grenoble date du 23 janvier 2025 mais elle vient seulement d’être rendue publique : la faute inexcusable de Pôle emploi (devenu France Travail) est retenue dans l’homicide d’une conseillère, en 2021, par celui qui a depuis été surnommé par la presse « le tueur de DRH ». La solution a de quoi surprendre : inexcusable, la faute de France Travail ? Pour un homicide perpétré par un tiers à l’organisme ? Comment comprendre cette position du juge de la sécurité sociale et quelles en sont les conséquences ?

Par Morane Keim-Bagot, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne
Qu’est-ce que la faute inexcusable de l’employeur ?
Lorsqu’un salarié est victime d’un dommage corporel, au temps et au lieu du travail, ce dernier reçoit la qualification d’accident du travail. En contrepartie de cette reconnaissance facilitée du caractère professionnel de son dommage, le travailleur ne reçoit qu’une réparation forfaitaire et l’employeur se voit reconnaître une immunité civile. Ainsi, il ne peut y avoir d’action en responsabilité civile contre l’employeur, principe tempéré dans le cas de faute inexcusable.
Vestige de la loi du 9 avril 1898, cette faute particulière, qui devait initialement présenter les atours de l’exceptionnelle gravité, a été dépouillée de cette condition par une trentaine d’arrêts, dits « Amiante », rendus par la chambre sociale de la Cour de cassation, le 28 février 2002. Dorénavant, elle est caractérisée par la réunion de deux éléments : la conscience qu’il avait ou aurait dû avoir du danger auquel étaient exposés les salariés et l’absence de mesures nécessaires pour les en préserver. Il est, par ailleurs, de jurisprudence constante qu’il est indifférent que la faute inexcusable de l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident survenu au salarié. Il suffit qu’elle en ait été une cause nécessaire quand bien même d’autres fautes ont concouru au dommage.
Aussi, on le voit, la terminologie est aujourd’hui trompeuse qui peut laisser penser qu’il s’agit de retenir une faute grossière à l’égard de l’employeur alors qu’il n’en est rien (pour une étude à la fois sociologique et juridique). Malgré ces conditions plus souples de qualification de la faute, le phénomène demeure néanmoins marginal, concernant seulement quelques 2000 victimes par an, alors que l’on dénombre plus de 600.000 sinistres.
Pourquoi la faute inexcusable de France Travail a-t-elle été retenue ?
En l’occurrence, pour se défendre d’avoir eu conscience du danger, l’employeur invoquait l’imprévisibilité du danger qui s’est matérialisé. Il peut, en effet, sembler bien sévère de retenir une faute contre un employeur qui ne pouvait anticiper la commission d’un crime au sein de son entreprise.
Or, nul ne peut ignorer le risque d’agression physique qui guette les agents d’accueil et conseillers des organismes de sécurité sociale, plus largement de tous les agents des services publics qui sont amenés à entrer en contact avec des usagers. D’ailleurs, afin d’y faire face, un plan de protection des agents publics avait été lancé, en 2023 pour répondre aux violences dont ils sont l’objet et qui se multiplient. Au sein même de l’Assurance chômage, que ce soit une note d’information du comité d’établissement de Pôle emploi, en vue de sa consultation sur le déploiement du système de vidéo projection dans les agences, ou qu’il s’agisse des signalements l’année précédant le drame, ce phénomène de violences externes était documenté et quantifié. L’agence dans laquelle travaillait la victime, à Valence, était recensée comme répondant aux critères identifiés de sensibilité à un risque et la victime, elle-même, avait, par deux fois fait remonter des violences verbales et attitudes menaçantes, parmi lesquelles une entrée par effraction dans l’agence par un demandeur d’emploi qui refusait de quitter les lieux et menaçait de lui « faire la peau ». Ce sont là certains des éléments retenus par les juges pour considérer que le risque d’agressions physiques, de quelque nature et gravité qu’elles soient, était donc prévisible. La conscience du danger était caractérisée.
Pour que la faute inexcusable soit retenue, il faut, de plus, que l’employeur n’ait pas pris les mesures nécessaires à en préserver les salariés. Ces mesures doivent se comprendre comme efficaces, c’est-à-dire comme suffisantes à prévenir le risque. En sorte que l’on peut se demander, si cela ne permet pas, aujourd’hui, de reconnaître systématiquement cette condition, lorsque le danger se matérialise.
En l’occurrence, l’employeur n’était évidemment pas resté inactif, mais il n’y avait pas mis suffisamment de moyens. D’abord, l’absence de séparation entre les zones d’accueil du public à l’entrée de l’agence et les zones où se trouvaient les bureaux personnels des agents avait permis à l’agresseur de pénétrer directement dans le bureau de sa victime. Ensuite, si un vigile était présent, il n’avait pas pour mission d’opérer des contrôles. Il n’y avait pas plus de portique à l’entrée. Enfin, les dépenses engagées pour assurer la sécurité des travailleurs avaient pu sembler aux juges bien faibles au regard des moyens pourtant détenus par l’entreprise.
Quelles sont les conséquences de la faute inexcusable ?
L’intérêt de la faute inexcusable pour le salarié, outre qu’elle permet la reconnaissance d’une carence de l’employeur à protéger la santé et à assurer la sécurité, consiste dans la possibilité de percevoir une indemnisation au-delà de la seule réparation forfaitaire. Elle se décline en une majoration de sa rente et à la reconnaissance de préjudices complémentaires.
Lorsque la victime est décédée, ses ayants droit peuvent bénéficier d’une majoration de leur rente, mais également demander la réparation de leur préjudice moral ou encore de celui subi par la victime, avant son décès. Cette réparation, loin d’être intégrale, est tout de même bien plus conséquente que celle perçue lorsqu’aucune faute n’est retenue.
Les conséquences pour l’employeur d’une reconnaissance de faute inexcusable ne sont pas non plus anodines. Ainsi, il est redevable personnellement des sommes allouées à la victime et il lui reviendra de rembourser ces sommes aux caisses de sécurité sociale qui en font l’avance.
Impensable, lorsque la faute inexcusable de l’employeur était encore celle d’une exceptionnelle gravité, la loi a permis, en 1987, aux chefs d’entreprise de souscrire une assurance contre les fautes de ses substitués à la direction et ses propres fautes, pour un coût certain.
Et l’agresseur dans tout ça ? N’est-il redevable de rien ? Lorsque l’accident du travail est dû à une infraction, la victime ou les ayants droit peuvent se tourner vers une commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI), pour l’indemnisation de tous les préjudices auxquels ils n’ont pas droit au titre de la législation du risque professionnel. C’est elle qui se retournera contre l’auteur de l’infraction pour récupérer les sommes… pour peu qu’il soit solvable.