Par Baptiste Nicaud, Maître de conférences en droit privé, Université de Limoges, Avocat au barreau de Paris

Qu’est-ce que la victimisation secondaire ?

Bien que la notion de victimisation secondaire soit actuellement particulièrement médiatisée, elle n’est pas nouvelle. Cette notion se retrouvait dans la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique – dite Convention d’Istanbul – du 11 mai 2011. Elle est reprise dans les directives du 25 octobre 2012 relative aux droits des victimes et du 14 mai 2024 relative aux violences faites aux femmes. Ces textes émanant de l’Union européenne permettent déjà de constater que la notion n’est pas limitée aux violences sexistes et sexuelles subies par les femmes. Néanmoins, elle y est intimement liée car la victimisation secondaire est plus particulièrement susceptible de toucher les femmes victimes de violence fondée sur le genre (En ce sens, Directive 2024/1385 du 14 mai 2024, préc.).

Le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme se sont aussi emparés de la notion. Le Conseil de l’Europe l’avait déjà défini dans plusieurs recommandations du Comité des ministres dès 14 juin 2006 et 15 mars 2023 (Rec (2006)8 remplacée par Rec (2023)2). Cette notion est définie comme « la victimisation qui résulte non pas directement de l’infraction pénale, mais de la réponse apportée à la victime par les institutions publiques et privées, et les autres individus » (Rec (2023)2 du 15 mars 2023). Surtout, la Cour européenne des droits de l’homme, dès 2015, a repris la notion dans sa jurisprudence pour retenir la responsabilité des autorités nationales dès lors qu’une procédure pénale, dans sa conduite ou ses modalités, porte une atteinte injustifiée à l’intégrité personnelle – voire à la dignité – de la victime alléguée, créant un préjudice distinct réparable (CEDH, Y. c/ Slovénie, 28 août 2015, n°41107/10). Il en résulte, pour les autorités nationales, une obligation positive « de protéger les victimes présumées » de violences sexuelles dans la conduite d’un procès pénal, « souvent vécue comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu», ce qui nécessite une mise en balance avec les droits de la défense (CEDH, Y. c/ Slovénie, 28 août 2015, préc. ; CEDH, J.L. c/ Italie, préc.). À ce titre, il convient de préciser que la CEDH a pu retenir la caractérisation d’une victimisation secondaire, quand bien même les poursuites n’aboutissent pas à une condamnation de la personne accusée.

Comment se manifeste la victimisation secondaire ?

La victimisation secondaire peut se manifester de différentes manières tout le long de la procédure pénale.

Elle peut résulter des actes d’investigations intrusifs non justifiés – car non nécessaires à la manifestation de la vérité – à l’instar de 10 examens médicaux réalisés sur une plaignante pour établir la réalité des séquelles liées à un viol sans explication sur la répétition desdits actes (CEDH, N. Ç c/ Turquie, 9 février 2021, n°40591/11) ou d’une expertise gynécologique par une personne non formées aux violences sexuelles et posant des questions accusatrices à la plaignante (CEDH, Y. c/ Slovénie, préc.). Elle peut encore provenir de l’évaluation des éléments de preuves par les enquêteurs lorsque celle-ci est fondée sur des stéréotypes sexistes visant à décrédibiliser les déclarations de la victime (CEDH, X. c/ Chypre, 27 fév. 2025, n°40733/22 ; sur les stéréotypes sexistes, voir aussi : CEDH, L. et a. c/ France, 24 avril 2025, préc.).

Elle peut encore se révéler lors de la phase d’audience en raison de ses effets sur la partie civile. Il en va ainsi des interrogatoires de la défense contenant des insinuations offensantes dépourvues d’intérêts pour la manifestation de la vérité. (CEDH, Y. c/ Slovénie, préc.). Ce que vise ici la Cour, c’est l’obligation du Président de la juridiction de contrôler la forme et le contenu des questions de la défense par sa maîtrise de la police de l’audience.

La victimisation secondaire peut encore intervenir à travers la motivation du jugement, notamment parce qu’elle comporte des stéréotypes de genre. C’est ainsi que la CEDH a pu reconnaitre un tel cas lorsqu’une juridiction expose des motifs visant à exonérer des sapeurs-pompiers de leur responsabilité pour violence sexuelle en retenant leur « succès habituel auprès de la gent féminine et le comportement parfois débridé de celle-ci à leur endroit (qui) ne les ont pas incités à la réflexion » (CEDH, L. et a. c/ France, 24 avril 2025, n°46949/21). Sans pouvoir ici faire une liste exhaustive de tous les actes constituant une telle victimisation au sens de la CEDH, il en ressort une obligation des autorités de prendre les mesures nécessaires pour éviter toute atteinte disproportionnée à l’intégrité personnelle de la victime alléguée non justifiée par la recherche de la manifestation de la vérité et de la réparer lorsqu’elle se produit.

Qu’en est-il devant le juge français, notamment dans l’affaire Depardieu ?

Bien que la notion apparaisse dans quelques textes à raison de la réception du droit de l’Union européenne, (Circulaire du 20 avril 2016, BOMJ n°2016-04 du 29 avril 2016 ; Décret n° 2015-148 du 10 février 2015) elle n’a pas fait l’objet d’une réception explicite par la jurisprudence nationale jusqu’à l’affaire concernant les accusations de violence sexuelle à l’encontre de Gérard Depardieu. Toutefois, quelques semaines auparavant, la France avait été condamnée par la CEDH au titre de cette victimisation secondaire en raison de stéréotypes sexistes matérialisés au stade de l’enquête et dans la motivation des juridictions (CEDH, L. et a. c/ France, 24 avril 2025, n°46949/21). Cette notion a donc fait une entrée remarquée et médiatisée lorsque le Tribunal judiciaire de Paris, dans sa décision du 13 mai 2025, a condamné Gérard Depardieu à verser 1.000 euros de dommages et intérêts aux parties civiles au titre de la victimisation secondaire à raison des propos tenus pas son avocat à l’endroit de ses consœurs et des parties civiles. Pour le tribunal, les propos tenus constituaient « un dénigrement objectivable » qui a porté ses effets sur les parties civiles.

Cette solution, en l’absence de précédent jurisprudentiel, est intéressante et pose plusieurs questions, notamment parce que la reconnaissance de la victimisation secondaire conduit à condamner Gérard Depardieu pour les actes de son avocat. À titre liminaire, il apparaît peu contestable que certains des propos offensants tenus par l’avocat en question, sans lien avec la manifestation de la vérité, puissent constituer sans difficulté une victimisation secondaire pour les parties civiles. Toutefois, l’application qui est faite du principe par les juges est surprenante.

En effet, la jurisprudence développée par la CEDH tend à considérer que la caractérisation de la victimisation secondaire est la conséquence d’un manquement des autorités nationales à leur obligation de protéger la victime parce qu’elles ont la charge de conduire la procédure pénale. Elle oblige les juridictions à mettre en balance les droits des victimes avec les droits de la défense. En revanche, cette obligation ne vise pas l’avocat et le prévenu qui ont pour seul intérêt protégé les droits de la défense et n’ont pas, par conséquent, à réaliser cette mise en balance. C’est pourquoi la jurisprudence de la CEDH distingue, dans le cadre de la police de l’audience du Président à l’égard des avocats, le laisser faire d’un Président conduisant à des insinuations offensantes de la part de la défense constituant une victimisation secondaire (CEDH, Y. c/ Slovénie, préc.) ; et a contrario les mesures prises par un magistrat « pour protéger l’intimité́ de l’intéressée dans le but d’empêcher les avocats de la défense de la dénigrer ou de la perturber inutilement pendant les contre-interrogatoires », notamment en intervenant à « maintes reprises dans le but d’empêcher autant que possible les différents avocats des accusés de s’étendre sur des questions qui avaient déjà été abordées » et en ordonnance « de courtes suspensions d’audience afin de permettre à la requérante de se remettre de ses émotions » (CEDH, J.L. c/ Italie, préc.). On pourrait dès lors considérer que la responsabilité relève de l’État et qu’il lui reviendrait de la réparer sous l’égide de l’action indemnitaire de l’article L.141-1 du Code de l’organisation judiciaire pour défaillance du système judiciaire.

Néanmoins, il pourrait être objecté que la Cour européenne laisse une marge de manœuvre aux États membres pour s’acquitter de leurs obligations issues de la Convention et qu’il revient en premier lieu aux juridictions nationales de redresser les violations de la Convention. Dès lors, rien n’exclut qu’une juridiction condamne une partie au titre de la victimisation secondaire dès lors qu’elle lui est imputable, la CEDH ne s’étant pas prononcée sur cette hypothèse. D’ailleurs, le Conseil de l’Europe vise dans sa définition de la victimisation secondaire, tant la réponse apportée par les institutions publiques, que les institutions privées et les autres individus (Cf. supra).

Toutefois, et c’est ce qui manque dans cette affaire, la réparation de la victimisation secondaire est mise directement à la charge du prévenu, pour les propos de son avocat, sans même que le tribunal n’ait réalisé l’autocritique de sa police de l’audience, donc sans vérifier s’il s’est acquitté de ses propres obligations ou, au contraire, s’il a manqué à son devoir de protéger la victime. In fine, l’équilibre est fragile. Il est fort probable que dans un avenir proche cette question soit débattue.