Par Nicolas Ferrier, Professeur agrégé des facultés à l’Université de Montpellier et codirecteur du Collège de Droit

​​​A l’heure où les entreprises sont toujours plus soucieuses de soigner leur image, la réaction d’Unilever n’est pas surprenante, face à une campagne qu’elle estime dénigrante. Mais, d’un autre côté, cette campagne, qui s’apparente à du « name and shame », peut s’inscrire dans un droit d’informer et même de critiquer des pratiques considérées discutables (il y a d’ailleurs des précédents, impliquant d’autres enseignes de la distribution alimentaire). Le droit de critique se justifie notamment au titre de la liberté d’expression, protégée par la Convention européenne des droits de l’homme (art. 10) ou du droit à l’information de la clientèle… Il trouve toutefois sa limite classique dans l’abus ou la déloyauté, susceptible, en l’occurrence, de prendre la forme d’un dénigrement ou d’une pratique commerciale déloyale ou trompeuse. Le contentieux opposant l’application « Yuca » et les professionnels de la charcuterie montre que ces différents fondements sont parfois invoqués de concert (V. récemment Paris, 7 juin 2023,n° 21/11775 et Aix-en-Provence, 8 déc. 2022, n° 21/14555).​​ 

Comment distinguer la libre critique du dénigrement ?

Le dénigrement désigne « la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent » (Cass. com., 24 sept. 2013, n° 12-19.790). Comme il a été justement relevé, il permet tout à la fois d’affaiblir la victime et par symétrie rehausser le prestige de son auteur (M. Malaurie-Vignal, Droit de la concurrence interne et européenne, 8e éd. Sirey 2019, p. 211).

Il importe alors de bien distinguer la critique loyale du dénigrement ; en somme, entre la bonne et la mauvaise critique. La première est objective, neutre, justifiée (CA Paris, 12 févr. 1999, n° 1998/23809, jurisdata n° 1999-101118) exposée en des termes mesurés, conformes aux usages commerciaux, sans excéder le « droit d’exercice normal d’une critique professionnelle dans le cadre d’une concurrence même rude » (T. com. Paris, 3 avr. 2009 : RLDI 2009, n° 50, p. 48, comm. M. Trézéguet) ; la seconde est malveillante ou péjorative. Claire dans son principe, la distinction n’est pas toujours aisée à mettre en œuvre.

Dans quelle mesure la dénonciation d’une pratique de « shrinkflation » est-elle dès lors condamnable ?

En visant la pratique de « shrinkflation », la campagne de communication menée par l’enseigne de distribution critique la méthode commerciale du fournisseur, voire sa politique tarifaire, sur lesquelles il est admis que le dénigrement puisse porter (V. par ex. pour une appréciation critique de la politique commerciale d’un concurrent, mais estimant en l’occurrence que les termes employés ne sont pas outranciers et qu’aucune critique n’est portée sur les produits Paris, 24 nov. 2004: JCP E 2005, no 10, p. 405). La condamnation de la démarche dépend alors des circonstances.

Certaines circonstances, d’abord, sont indifférentes. Peu importe que le distributeur ait un intérêt commercial direct à la critique, en ce qu’il commercialiserait des produits concurrents à ceux objets de la pratique dénoncée. Comme il a été souligné, « il est délicat de consacrer différemment la liberté d’expression selon la personne qui la revendique et les intérêts que celle-ci défend » (H. Aubry, note sous Paris, 16 févr. 2023 : Contrats conc. consom., 6/2023, comm. 96).

Selon une jurisprudence ancienne, peu importe également la véracité de la pratique critiquée : « la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu important qu’elle soit exacte » (Cass. com., 24 sept. 2013, n° 12-19.790). L’exactitude de l’information, comme d’ailleurs son caractère notoire (Cass. com., 28 mai 1978: Bull. civ. IV, n° 151) ne suffisent pas à exclure le grief. Il n’existe donc pas « d’exception de vérité » à l’image de celle permettant d’échapper à la diffamation. La solution doit sans doute être nuancée dès lors que, plus récemment, les juges ont admis que, dans le cadre d’un débat d’intérêt général, le dénigrement puisse être écarté lorsque les propos litigieux disposent d’une base factuelle suffisante (Cass. 1er civ., 11 juill. 2018, n° 17-21.457).

D’autres circonstances, ensuite, sont de nature à écarter le grief, comme la modération dans les propos tenus. Ainsi ne serait pas dénigrante l’affirmation en particulier selon laquelle les concurrents prélèveraient des « marges bénéficiaires déraisonnables » (Paris, 20 avr. 1983 : Gaz. Pal. 1984, 1, somm. p. 49). On peut, à cet égard, estimer que le simple fait de souligner une réduction de volume ne s’accompagnant pas de baisse de prix n’est pas dénigrant dès lors que ne s’y ajoute aucun propos malveillant. On rappellera qu’à travers la théorie de la concurrence déloyale (dont relève le dénigrement), sont pourchassées les mauvaises pratiques ; or les stratégies commerciales reposent aujourd’hui dans une très large mesure sur une forte communication à destination du consommateur. L’informer, y compris sur une pratique de « shrinkflation », serait ainsi conforme aux usages, surtout si elle prend une forme neutre, visant seulement à révéler la pratique critiquée. Certes, cette communication se réalise parfois par détournement de slogans publicitaires (en l’espèce, « Knorr j’adorais » ; les glaces Carte d’Or « n’y vont pas avec le dos de la cuillère »), mais on peut se demander si, par son caractère humoristique, la forme ne resterait pas dans les limites de l’acceptable.

Au demeurant, il pourrait également être soutenu que la dénonciation de la pratique de « shrinkflation » participe d’un débat d’intérêt général. Il est, en effet, admis que « même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure » (Cass. com., 9 janv. 2019, n° 17-18.350 et Cass, 1er civ., 11 juillet 2018, préc. ). Tel semble bien être le cas de la pratique en cause, comme suffit à le révéler l’émotion qu’elle suscite, y compris chez le ministre de l’économie qui a même annoncé un texte en la matière. D’autant que le sujet s’inscrit dans un débat plus large autour de l’inflation, qui s’illustre dans d’autres contentieux (V. Paris, 18 oct. 2023, n° 23/01291 qui, tout en reprochant à France Télévision d’avoir tenu des propos laudatifs et imprudents concernant un site condamné pour violation d’un réseau de distribution sélective de parfums, écarte sa responsabilité au motif notamment que les propos tenus étaient en rapport avec un débat d’intérêt général relatif aux prix excessivement élevés des parfums en France, qui relève de la légitime information du public).

D’autres circonstances, enfin, pourraient caractériser le dénigrement. D’une manière générale, il s’agira de propos de nature à nuire à une réputation, tels des commentaires manifestement malveillants à l’encontre d’un concurrent présenté comme un prédateur pratiquant des prix prohibitifs et des marges excessives au détriment de la santé de millions de Français (Paris, 22 mars 2016, n° 13/19984). Contribuerait également à caractériser la faute le recours par le distributeur lui-même à la pratique qu’il dénonce (comp. Paris, 20 févr. 1992, n° 89/23332 : jurisdata n° 1992-020536, qui retient la concurrence déloyale de celui qui dénigre un concurrent tout en se gardant d’émettre la moindre réserve sur ses propres méthodes). Or, certains distributeurs pratiquent également la « shrinkflation » sur des produits commercialisés sous leur marque (produits MDD).

La critique pourrait-elle par ailleurs caractériser une pratique commerciale déloyale ou trompeuse ?

En droit de la consommation, est sanctionnée la pratique commerciale déloyale, définie comme celle contraire aux exigences de la diligence professionnelle et qui altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé (C. consom., art. L. 121-1), ainsi que la pratique trompeuse qui repose sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur (C. consom., art. L. 121-2).

Pour être qualifiée de déloyale, la dénonciation d’une pratique de « shrinkflation » doit d’abord être contraire à la diligence professionnelle. L’appréciation devrait s’opérer dans des termes similaires à ceux précédemment exposés à propos du dénigrement. Il y a, dès lors, tout lieu de considérer qu’en l’absence de circonstances particulières, tenant notamment au manque de mesure dans le propos, le seul fait de dénoncer la pratique ne saurait caractériser la déloyauté.

Et pour être qualifiée de trompeuse, la critique doit induire le consommateur en erreur, ce qui pourrait correspondre au fait qu’elle serait soit inexacte, soit de nature à faire croire au consommateur que, pour sa part, l’auteur de la critique serait sur ce point irréprochable. Par où l’on retrouve, là encore, le risque de dénigrement du distributeur qui dénonce une pratique dont il n’est lui-même pas exempt.