par Raphaël Maurel, maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne et Secrétaire général de l’Observatoire de l’éthique publique

Qu’est-ce que l’agrément délivré aux associations anticorruption ?

Créé, à la suite de l’affaire Cahuzac, par la Loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, cet agrément fait de certaines associations des « procureurs privés » précieux dans la lutte contre des infractions qui minent la confiance dans la vie publique. Grâce à ce dispositif, les trois associations jusqu’ici agréées (Anticor, Sherpa et Transparency France) peuvent se constituer parties civiles, à l’occasion de plaintes relevant du champ de l’article 2-23 du Code de procédure pénale : manquement au devoir de probité, infractions de corruption et trafic d’influence, de recel ou de blanchiment, ou encore certaines infractions électorales.

Elles déclenchent ainsi l’instruction par un juge indépendant, même si le Procureur de la République, qui représente l’État et peut parfois subir des pressions, a renoncé à exercer une action publique – ce qui réduit considérablement le risque d’enterrement politique d’une affaire. La procédure d’agrément instituée par le décret du 12 mars 2014 prévoit l’adresse au Garde des sceaux d’un dossier de demande d’agrément, dont la composition est fixée par un arrêté du ministre de la Justice du 27 mars 2014. Ce dernier statue sous quatre mois, le silence valant refus.

Pourquoi le renouvellement de l’agrément de l’association Anticor fait-il débat ?

Depuis 2021, le renouvellement de l’agrément d’Anticor occupe régulièrement le débat public. Des voix se sont en effet élevées pour dénoncer un financement insuffisamment transparent, semant le doute quant au caractère désintéressé de l’action de l’association. Ce financement, aux termes de l’arrêté du 27 mars 2014, est en effet « apprécié notamment eu égard à la provenance de ses ressources ». Des dysfonctionnements démocratiques dans la prise de décision interne au sein de l’association ont également été avancés, l’ensemble de ces accusations étant de nature à empêcher le renouvellement de l’agrément.

Après le déport du Garde des Sceaux Éric Dupont-Moretti, visé par une affaire initiée par Anticor, le premier ministre Jean Castex avait finalement, en 2021 et sous la pression manifeste de l’opinion publique, renouvelé – avec plusieurs mois de retard – le précieux agrément anticorruption. Volontiers accusé de vouloir museler une association anticorruption reconnue pour des motifs administratifs obscurs, ce dernier se trouvait en effet dans une situation politiquement délicate.

Cette tension entre respect des critères d’agrément et pression d’une opinion publique globalement favorable à l’action d’Anticor face à une majorité présidentielle inquiétée par l’association est palpable à la lecture de l’arrêté du 2 avril 2021 portant (finalement) renouvellement de l’agrément de l’association Anticor. Celui-ci, faisant état de ces difficultés et doutes, concluait toutefois « que l’association a[vait], dans le cadre de la procédure d’instruction de sa demande de renouvellement d’agrément, manifesté l’intention de recourir à un commissaire aux comptes pour accroître la transparence de son fonctionnement financier, ainsi qu’une refonte de ses statuts et de son règlement intérieur ». Autrement dit, l’agrément fut renouvelé malgré le fait que l’association ne respectait pas pleinement, au jour de l’agrément, les critères d’obtention.

C’est en raison de cette étrangeté administrative que l’agrément a été rétroactivement annulé par le Tribunal administratif de Paris le 23 juin 2023 (déc n°2111821/6-1), le juge saisi par des « membres dissidents » de l’association considérant que Matignon ne pouvait pas légalement renouveler l’agrément si les conditions n’étaient pas remplies au jour de sa décision. On peut y voir, avec Anticor, une « mauvaise rédaction » de l’arrêté. Une autre interprétation consiste à considérer que le Premier ministre, politiquement contraint d’accorder l’agrément, a préféré renvoyer au juge le soin de trancher en droit. Cette décision, confirmée par la Cour administrative d’appel le 16 novembre 2023 (N°s 23PA03811, 23PA03813), sur conclusions contraires du Rapporteur public et alors qu’elle concerne une situation qui n’a plus cours depuis 2021, pourrait être contestée par Anticor devant le Conseil d’État prochainement. Dans l’attente, l’association a logiquement sollicité un nouvel agrément.

Quels problèmes posent cette nouvelle demande d’agrément ?

Le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, se trouve toujours en conflit d’intérêts et ne peut statuer sur ce dossier. La Première ministre Elisabeth Borne, mentionnée dans deux affaires dans lesquelles Anticor intervient, a dû également se déporter. C’est donc Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, dont on suppose qu’elle est, dans l’ordre protocolaire, la première membre du Gouvernement en situation d’absence de conflits d’intérêts, qui a été désignée trois jours francs avant l’expiration du délai d’instruction pour statuer sur la demande d’agrément d’Anticor. Ces déports en cascades, qui conduisent de manière invraisemblable le Quai d’Orsay à analyser les comptes et le fonctionnement d’une association française anticorruption, génèrent une véritable perte de sens de cette procédure.

Dans ce contexte confus, le silence du Gouvernement, qui vaut décision implicite de rejet de la demande de nouvel agrément par Anticor, est illisible. Dans une société démocratique, il est essentiel que les citoyens soient en mesure de comprendre les décisions administratives telles que les octrois comme les refus d’agréments d’associations luttant contre les atteintes à la probité. L’absence de réponse du Gouvernement dans les délais légaux, sans explication ni motivation de sa décision de rejet, est un procédé peu transparent qui ajoute l’incompréhension à la confusion.

La situation baroque qui découle de cette saga inachevée peut aisément, dans le débat public, être interprétée comme révélant un problème de corruption au sommet de l’État. Au contraire, elle témoigne essentiellement du fait que les associations anticorruption font effectivement usage des outils que la loi leur a confiés dans ce but, et surtout que la procédure d’agrément a été initialement mal pensée.

Quelle solution faut-il mettre en place ?

Il est urgent que le Gouvernement œuvre pour empêcher une répétition à l’infini de ce mauvais scénario, qui mine la confiance des citoyens dans leurs représentants et éloigne le débat public des véritables enjeux de la lutte anticorruption. Tous les arguments convergent vers une conclusion de raison : le Gouvernement, placé dans la situation d’être à la fois juge et partie par la loi même qui crée la procédure, ne devrait pas avoir à décider de qui peut, ou non, être agréé pour lutter contre la corruption.

Une solution s’impose donc : il faut confier à une institution indépendante, et non plus au Gouvernement, le soin d’étudier les demandes d’agrément des associations anticorruption. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), autorité administrative indépendante créée également en 2013, est la candidate idéale. Au-delà même du fait que son existence même est dédiée à l’éthique de la vie publique, elle présente l’avantage de délivrer, dans des conditions comparables, un autre agrément aux associations s’étant donné pour but la promotion de la probité : celui, délivré au titre de l’article 20 (II) de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, qui permet à l’association de saisir la HATVP en cas de manquements aux obligations déclaratives ou de saisine prévues par cette loi.

Une réforme de la loi du 6 décembre 2013 devrait la charger également de cette mission. D’ici là, il serait hautement souhaitable que le Gouvernement communique ouvertement et rapidement sur les raisons du refus de délivrer un nouvel agrément à Anticor.