Par Yves MAYAUD, Professeur émérite de l’Université Paris Panthéon-Assas

Les manquements au devoir de probité dont peuvent se rendre coupables les personnes exerçant une fonction publique ont toujours été au cœur de débats serrés sur le régime de la prescription de l’action publique. C’est le cas aujourd’hui pour le ministre du Travail,  Olivier Dussopt, poursuivi du chef de favoritisme, au sens de l’article 432-14 du code pénal, pour des faits remontant à 2009, alors qu’il était maire de la commune d’Annonay. Mercredi 29 novembre, le Parquet national financier (PNF) a requis contre lui dix mois d’emprisonnement avec sursis et 15 000 euros d’amende.

Cette affaire avait débuté en 2020 par un article de Mediapart révélant que l’élu ardéchois s’était vu offrir, en 2017, trois lithographies de l’artiste Gérard Garouste par un dirigeant de la Saur, troisième entreprise française du marché de l’eau, alors en pleine négociation d’un contrat avec Annonay. Après avoir ouvert une enquête pour corruption et prise illégale d’intérêts, le Parquet national financier (PNF) avait classé ces griefs sans suite : les lithographies se sont révélées être de faible valeur et Olivier Dussopt n’est pas intervenu dans le processus d’attribution du marché public de 2017. Mais une perquisition menée en août 2020 à son domicile ardéchois permet aux enquêteurs de mettre la main sur des échanges avec le directeur général de la Saur datant de 2009, laissant penser qu’un avantage injustifié sur un marché public a pu être octroyé.

Cette situation est quelque peu déroutante, et il n’est pas inutile de revenir sur ce que le droit et la procédure permettent de prévention, voire de condamnation, sur des faits aussi lointains.

 Quelles sont les règles de base de la prescription de l’action publique ?

La prescription de l’action publique se caractérise par l’impossibilité d’engager des poursuites au-delà d’une certaine durée – 20 ans pour les crimes, 6 ans pour les délits, et un an pour les contraventions – pendant laquelle aucune initiative de l’autorité judiciaire ou des victimes n’a été prise, destinée à engager un procès pénal contre l’auteur d’une infraction. La raison en est simple, qui tient à l’érosion du temps, avec ce qu’elle emporte de dépérissement des preuves, et surtout ce qu’elle doit entraîner, sinon de pardon, du moins d’oubli socialement utile, en évitant un rebondissement trop tardif sur des actions ou des omissions privées de toute actualité.

Cette durée a pour point de départ la « commission » de l’infraction, l’instant de sa réalisation, ce qui renvoie à la manière dont elle est conçue. S’il s’agit d’une infraction simple, la prescription court du jour de l’acte qui en constitue la matérialité, par exemple du jour de la soustraction dans le vol ou du détournement dans l’abus de confiance. Si l’infraction est composite, c’est-à-dire complexe ou d’habitude, pour relever d’une matérialité nécessitant la réalisation de plusieurs actes, telle l’escroquerie ou encore l’exercice illégal de certaines professions, la prescription ne peut courir que du jour où la pluralité s’est manifestée, c’est-à-dire du jour où le dernier élément participant de la complexité ou de l’habitude a été réalisé. Enfin, la prescription se greffe sur l’instantanéité du crime ou du délit, à moins que l’infraction ne soit continue, auquel cas le délai ne court que du jour où le comportement a cessé : la solution est normale, qui contient toute l’originalité de la matérialité continue, laquelle consomme l’infraction par la durée, et la réalise dans son entier par tout ce qui contribue à la manifester, de sorte qu’il est logique de fixer le point de départ de la prescription à l’instant seulement où l’activité n’est plus.

Telles sont les règles de base de la prescription. Appliquées aux atteintes à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics, constitutives de favoritisme, ces règles devraient normalement avoir pour conséquence la reconnaissance d’une prescription acquise pour des faits remontant à 2009. Tout d’abord, l’infraction est à la fois simple et instantanée, ce qui ne la rend pas tributaire d’une structure composite ou durable, ensuite il s’agit d’un délit, avec un temps de prescription relativement court, qui, à l’époque, n’était pas de 6 ans, mais de 3 ans, le doublement du délai ayant été opéré par la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale.

Pourquoi ces règles ne permettent-elles pas de considérer la prescription comme acquise en rapport avec des faits remontant à 2009 ?

Sur les principes premiers que nous venons de rappeler, et sur lesquels nous avons raisonné en référence à 2009, sont venues se greffer d’autres données, de source jurisprudentielle. Il faut dire que le juge a toujours manifesté une certaine hostilité à la prescription, qu’il considère comme un instrument d’impunité trop facile, ce qui l’a incité à créer des techniques dont le seul objet est de l’éviter ou de la contourner.

L’une des plus sensibles est le recours aux infractions dites « clandestines ». Certains délits ne s’extériorisent pas d’eux-mêmes, ce qui ne les rend pas immédiatement accessibles, soit que leur nature n’en livre pas spontanément l’existence, soit que leurs auteurs en aient délibérément caché la réalité. Cette situation a très tôt retenu l’attention de la jurisprudence, qui, afin d’éviter que la prescription ne fût trop facilement acquise sur l’instantanéité, alors qu’aucune transparence ne permettait de révéler l’infraction, a considéré que le point de départ du délai de prescription devait être fixé, non au jour de la matérialité constitutive, mais au jour « où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ». Ce fut le cas pour l’abus de confiance, l’abus de biens sociaux, la simulation ou dissimulation ayant entraîné une atteinte à l’état civil d’un enfant, la malversation, ou encore la tromperie.

Le favoritisme a pareillement été concerné, porté en ce sens par des décisions très explicites : « Le délit d’atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public est une infraction instantanée qui se prescrit à compter du jour où les faits la consommant ont été commis ; toutefois, le délai de prescription de l’action publique ne commence à courir, lorsque les actes irréguliers ont été dissimulés ou accomplis de manière occulte, qu’à partir du jour où ils sont apparus et ont pu être constatés dans des conditions permettant l’exercice des poursuites ». Autrement dit, la clandestinité intervient comme un correctif de l’instantanéité, si bien que, lorsque peut être prouvé que les faveurs contraires à l’égalité des candidats participent d’actes dissimulés ou occultes, le point de départ du délai est reporté jusqu’au jour permettant d’en assurer la transparence, notamment à la suite d’une enquête ou de révélations comptables.

La solution est normale, tant il est évident que des faits couverts par une clandestinité naturelle ou organisée ne sauraient faire courir une prescription à l’encontre d’autorités ou de victimes n’ayant aucune connaissance de leur existence : « Contra non valentem agere non currit praescriptio »… Ce n’est là que simple bon sens. Indépendamment de causes d’interruption ou de suspension par ailleurs applicables, la prescription ne peut donc s’imposer à l’encontre de quiconque se trouve placé dans une impossibilité absolue de dénoncer l’infraction commise, faute d’en connaître la réalité, sauf à verser dans une impunité choquante.

Est-il possible d’orienter une défense personnelle en remettant en cause toutes ces solutions ?

La réponse est négative.

Le système a été récupéré par la loi précitée n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription. Mieux encore, alors qu’il était réservé à quelques infractions seulement, il a été généralisé à tous les crimes et délits – seules les contraventions en sont exclues – dès lors que leur nature instantanée n’est pas incompatible avec une touche de clandestinité.

La loi pose une importante dérogation : contrairement au principe selon lequel l’action publique des crimes et des délits se prescrit à compter du jour où l’infraction a été commise (c. pr. pén., art. 7, al. 1er, et art. 8, al. 1er), « le délai de prescription de l’action publique de l’infraction occulte ou dissimulée court à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique, sans toutefois que le délai de prescription puisse excéder douze années révolues pour les délits et trente années révolues pour les crimes à compter du jour où l’infraction a été commise » (c. pr. pén., art. 9-1, al. 2). C’est dire que la prescription est légalement reportée dans les termes de la jurisprudence, mais avec un délai-butoir, lorsque la clandestinité est rejointe de manière occulte ou dissimulée.

L’infraction occulte s’entend de celle « qui, en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime ni de l’autorité judiciaire », et l’infraction dissimulée est celle « dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte » (c. pr. pén., art. 9-1, al. 3 et 4). Deux sources de clandestinité sont à l’œuvre, l’une naturelle, l’autre artificielle, et les crimes et les délits qui en relèvent échappent à ce que leur matérialité instantanée devrait dicter de point de départ de la prescription fixé au jour de cette instantanéité.

Le délit de favoritisme est directement concerné, rivé qu’il est, non seulement à la jurisprudence antérieure à la loi du 27 février 2017, mais encore, pour tous les faits postérieurs, à ce que ladite loi a entériné de solutions, ce qui la range, en quelque sorte, parmi les lois déclaratives ou interprétatives.