Par Elise Letouzey – Maître de conférences en droit privé – Université de Picardie Jules Verne
Les mobilisations massives suscitées par la réforme des retraites ont conduit à des affrontements et des incidents captés par des images particulièrement violentes. Les multiples interpellations et les nombreux blessés ont fait réagir un certain nombre d’institutions internes, européennes et internationales. L’évolution du maintien de l’ordre à la française est ici sur le devant de la scène nationale et internationale et interroge.

Le Conseil de lEurope salarme dun « usage excessif de la force » envers les manifestants contre la réforme des retraites. Que dit la loi à ce sujet ?

La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, a délivré un communiqué le 24 mars au cours duquel elle met en balance l’usage de la force au cours de manifestations face à la liberté de réunion et de manifestation. Rappelant le caractère résiduel, nécessaire et proportionné du recours à la force, elle conclut à la cessation des violences, « condition nécessaire à l’exercice effectif des libertés d’expression et de réunion, ainsi qu’à la confiance entre la population et les forces de l’ordre ». Cette même commissaire avait mené une mission d’information sur le mouvement dit des « gilets jaunes » en 2019 ayant donné lieu à la publication d’un mémorandum, dans lequel elle avait déjà affirmé que « La violence ne saurait en aucun cas être utilisée comme un moyen de résoudre une crise sociale et/ou politique ». En France, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme ainsi que le Défenseur des droits ont émis des recommandations, appelant à protéger la liberté de manifestation et au respect des règles de déontologie par les forces de sécurité.

L’usage de la force par les dépositaires de l’autorité publique lors d’une opération de maintien de l’ordre repose sur des règles légales et déontologiques issues de manière générale du Code de la sécurité intérieure, et de manière particulière d’un Schéma National de Maintien de l’Ordre, document de doctrine élaboré en 2020 et modifié en 2021 par le ministère de l’Intérieur.

Le principe de l’usage de la force répond à des exigences cumulatives : les mesures doivent constamment être adaptées, strictement nécessaires et proportionnées aux circonstances. La règle est que la force publique en manifestation ne peut être utilisée que pour réaliser une dispersion d’un attroupement après sommation. Cet usage se fait selon une réponse graduée et en tenant compte du degré de résistance lors de la dispersion : d’abord, si les sommations de dispersion restent sans effet, ensuite, si la dispersion après sommation ne s’opère pas pour, enfin, permettre l’usage d’armes et de techniques plus offensives lorsque les forces de l’ordre sont visées par des violences.

Mais si ces critères d’un usage de la force strictement nécessaire et proportionné appellent en apparence à un contrôle extrêmement circonstancié, ils conduisent à une appréciation très (trop ?) globale, à l’instar de l’usage de la force strictement nécessaire.

La technique de la « nasse », pratiquée par les forces de lordre, est-elle illégale ?

La technique de la nasse, aussi appelée encerclement (ou encore « kettling » ou cordon), consiste pour les forces de l’ordre à encadrer un groupe de personnes sans que ces dernières ne puissent sortir du périmètre contrôlé. C’est donc une mesure portant atteinte à la liberté d’aller et venir. Le Schéma national de maintien de l’ordre ne prévoyait pas initialement les cas dans lesquels il était recommandé d’utiliser cette manœuvre de l’encerclement. Saisi par plusieurs syndicats et associations de défense des droits et des libertés, le Conseil d’État, dans un arrêt rendu le 10 juin 2021, a censuré ce point du Schéma national pour défaut de précision quant aux circonstances dans lesquelles une telle mesure pouvait être utilisée. Le document a depuis été réformé et il prévoit désormais (point 3.1.4) que tout encerclement doit systématiquement ménager un point de sortie. Il ne peut être mis en œuvre que pendant une durée strictement nécessaire et proportionnée (conformément aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme,), et ce tant au regard des circonstances que des conséquences d’une telle mesure. Il faut en outre que soient établies des actions pour communiquer régulièrement avec les manifestants et les informer de la situation. Enfin, le Schéma national précise qu’il faut régulièrement évaluer avec discernement la possibilité de quitter la zone d’encerclement au regard de la menace ou des troubles à l’ordre public l’ayant justifié.

La participation à une manifestation non-déclarée constitue-t-elle un délit, comme la affirmé le ministre de lIntérieur Gérald Darmanin mardi 21 mars lors dune conférence de presse ?

Non, il faut opérer une distinction entre une manifestation non-déclarée et une manifestation interdite. Sur le principe, toute manifestation (cortège, défilé, rassemblement) sur la voie publique doit faire l’objet d’une déclaration préalable au moins trois jours avant sa tenue. L’absence de déclaration ne peut conduire à l’engagement de la responsabilité pénale que de ses seuls organisateurs Le délit punit de 6 mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende d’un côté, le fait d’organiser une manifestation sans déclaration ou en faisant une déclaration fausse ou incomplète, et d’un autre côté le fait d’organiser une manifestation interdite. Ainsi, le fait de participer à une manifestation non-déclarée (ou mal déclarée) n’est pas en soi constitutif d’une infraction pénale.

Le régime est différent pour l’interdiction d’une manifestation. Cette interdiction peut être décidée qu’il y ait eu ou non déclaration préalable, sur le fondement de l’article L. 211-4 du Code de la sécurité intérieure, lequel prévoit que « Si l’autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, elle l’interdit par un arrêté ». Pour autant, la participation à une manifestation interdite est-elle réprimée ? Sur le principe, la liberté doit primer. Toutefois, un décret du 20 mars 2019 a créé une infraction de participation à une manifestation interdite sur la voie publique. Il s’agit d’une contravention de quatrième classe, soit 150 euros d’amende. Sur ce seul fondement contraventionnel, l’interpellation n’est pas possible : cette dernière implique un délit puni d’emprisonnement, or nous ne sommes ici en présence que d’une simple contravention.

Par ailleurs, les choses se compliquent lorsqu’il s’agit de distinguer une manifestation d’un attroupement puisque ce dernier est défini à l’article 431-3 du Code pénal comme : « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public. ». Or, si participer à un attroupement n’est pas en soi répréhensible, en revanche, il se peut que l’attroupement conduise à une sommation de dispersion par les forces de l’ordre, conformément au même texte qui prévoit en son alinéa 2 qu’« un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet ».

Le fait de continuer volontairement à participer à un attroupement dont on a sommé la dispersion devient un délit punissable d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Ce délit peut alors, lui, fonder une interpellation. Par ailleurs, les actualités récentes ont souligné l’exposition des journalistes rapportant les faits sur le terrain des manifestations. À ce titre, le Conseil d’État, dans sa décision du 10 juin 2021, avait annulé le dispositif soumettant les journalistes couvrant la manifestation à l’obligation de dispersion. Désormais, il est explicitement affirmé que les journalistes peuvent continuer à exercer leur mission lors de la dispersion menée avec l’usage de la force.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]