Par Philippe BLACHER, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3

En quoi la décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 2024 portant sur la loi immigration apparaît est-elle singulière ?

Cette décision – l’une des plus importantes en nombre de considérants – a été rendue dans un contexte particulier et, sur le fond, elle propose une motivation originale. D’ordinaire, le Conseil constitutionnel est saisi par les oppositions qui contestent, avant la promulgation, la constitutionnalité de dispositions législatives adoptées par la majorité. Et la finalité du contrôle juridictionnel consiste à vérifier la conformité de la loi votée par rapport à la Constitution. Ces deux exigences sont exposées dans le célèbre extrait de la décision du 23 août 1985 dont le rapporteur était le Doyen Vedel : « L’un des buts [du contrôle de constitutionnalité] est de permettre à la loi votée, qui n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution, d’être sans retard amendée à cette fin ». Dans le cas d’espèce ici, on s’éloigne de cette vision du contrôle a priori.

D’une part, en raison de la singularité des saisines (notamment celles du Président de la République et de la Présidente de l’Assemblée nationale). Rédigées en partie par la majorité présidentielle, elles poursuivaient l’objectif de trouver, avec le Conseil constitutionnel, un allié de circonstance pour censurer les mesures introduites par les sénateurs au cours de la procédure législative. À cet égard, la Première ministre, Elisabeth Borne, avait émis des doutes sur la conformité constitutionnelle de ce texte, le 20 décembre 2023. La saisine du Conseil constitutionnel avait ainsi pour finalité de corriger une loi inconstitutionnelle à la demande de la majorité ! Parallèlement, les oppositions se sont retrouvées coupées en deux blocs dans la phase d’accès au Conseil constitutionnel : certains groupes parlementaires (« La France Insoumise », « Gauche démocrate et républicaine », « Ecologiste », « Socialiste » à l’Assemblée nationale ; « Communiste », « Socialiste », « Ecologiste » au Sénat) ont déposé une saisine « classique », démontrant la contrariété aux droits et libertés constitutionnels du texte de la loi ; à l’inverse, les groupes « Les Républicains » du Sénat et de l’Assemblée nationale sont intervenus pour déposer des observations en défense de la loi votée. Le Conseil constitutionnel s’est ainsi retrouvé au cœur de la bataille politique, les uns espérant qu’il accepte de censurer la loi au nom des valeurs républicaines et les autres sollicitant une validation de mesures qu’ils estiment conformes au droit et – surtout – aux attentes des Français. Dans ce contexte, les discours simplificateurs ont eu beau jeu de résumer la séquence devant l’institution de la rue Montpensier par la formule « l’État de droit contre la démocratie » (cet axiome devient d’ailleurs un slogan qui prospère dans les discours publics).

D’autre part, à la lecture de la motivation, il est frappant de constater que le juge ne se prononce pas sur la qualité constitutionnelle des dispositions qu’il examine. Il n’exerce pas sa mission d’interprète des droits et libertés et ne se fait pas le gardien de la Constitution. Il apprécie la régularité de l’adoption des articles de la loi. Ce n’est pas exactement la même opération, même si le contrôle de la régularité des débats parlementaires reste une composante du respect de la Constitution. Cette orientation n’est sans doute pas nouvelle, puisque depuis la mise en œuvre de la QPC, le Conseil constitutionnel recentre son contrôle sur la procédure dans le cadre du contrôle a priori (celui qui concerne la loi avant sa promulgation) et n’apprécie, en QPC, une disposition législative appliquée qu’au regard des droits et libertés.

En censurant 32 articles de la loi « immigration » comme cavaliers législatifs, faut-il comprendre que ces mesures n’ont donc pas été examinées sur le fond par le Conseil ?

Dans le 12ème considérant de la décision n°2023-863 DC du 25 janvier 2024, le Conseil constitutionnel rappelle, de manière pédagogique, sa jurisprudence en matière de « cavaliers législatifs » (expression désignant les dispositions étrangères à l’objet du projet de loi introduites par amendements au cours de la première lecture). « Aux termes de la dernière phrase du premier alinéa de l’article 45 de la Constitution : « Sans préjudice de l’application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Il appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions qui sont introduites en méconnaissance de cette règle de procédure. Selon une jurisprudence constante, il s’assure dans ce cadre de l’existence d’un lien entre l’objet de l’amendement et celui de l’une au moins des dispositions du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie. Il ne déclare des dispositions contraires à l’article 45 de la Constitution que si un tel lien, même indirect, ne peut être identifié. Il apprécie l’existence de ce lien après avoir décrit le texte initial puis, pour chacune des dispositions déclarées inconstitutionnelles, les raisons pour lesquelles elle doit être regardée comme dépourvue de lien même indirect avec celui-ci. Dans ce cas, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles ». Cette présentation de la méthode de recherche des « cavaliers législatifs » est claire : la dernière phrase témoigne que le Conseil constitutionnel « ne préjuge pas de la conformité » des énoncés de la loi par rapport aux droits et libertés constitutionnels. Autrement dit, le doute persiste sur la conformité constitutionnelle des articles concernés qui pourront parfaitement, dans l’avenir, s’insérer dans un nouveau projet de loi.

En contrôlant et en sanctionnant les « cavaliers législatifs », le Conseil constitutionnel défend-il les prérogatives du Parlement ?

En 1987, les Présidents des deux assemblées parlementaires publient un communiqué conjoint pour dénoncer la jurisprudence constitutionnelle sur « les limites inhérentes au droit d’amendement » suite à la décision du 23 janvier 1987 dite « Amendement Seguin ». Dans une tribune du Monde (datée du 28 janvier 1987), le Président Jacques Chaban-Delmas conteste la différence retenue par le Conseil entre le droit de proposer une loi (art. 39 de la Constitution) et le droit d’amender un texte en discussion (art. 44 de la Constitution) qui serait moins étendu. Or, souligne l’ancien Président de l’Assemblée nationale, « en vérité, la Constitution de 1958 n’introduit aucune différence, ni d’importance, ni de portée, entre ces deux droits, qui constituent ensemble ce que les spécialistes nomment le droit d’initiative et dont bénéficient, au même titre, les élus de la nation et le Gouvernement : il est de la nature même de la discussion parlementaire d’aboutir, le cas échéant, à un texte différent de celui qui est initialement proposé, sinon à un texte contraire, ou à pas de texte du tout ». Depuis ce précédent, l’article 45 de la Constitution a été révisé en 2008, en prévoyant que « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Il s’agissait, à l’époque, de revenir sur une ambiguïté jurisprudentielle qui estimait, alors que l’amendement ne devait pas être « dépourvu de tout lien avec l’objet du texte déposé sur le bureau de l’assemblée saisie » (décision n°2005- 532 DC du 19 janvier 2006). Le nouvel article 45 gomme la formulation négative et semble aller dans le sens d’un assouplissement du droit d’initiative parlementaire. Mais en réalité, le Conseil constitutionnel a interprété ces nouvelles dispositions, en y apportant des ajouts que la présente décision met en relief. En premier lieu, le Conseil constitutionnel reste entièrement maître de l’interprétation qu’il délivre du « lien, même indirect ». À titre d’exemple, il considère que les articles 3, 4 et 5 de la loi immigration relatifs aux conditions ouvrant droit au bénéfice du regroupement familial ne présentent pas de lien, même indirect, avec les dispositions de l’article 1er de la loi relatif à la délivrance de la carte de séjour. Ce maniement du critère jurisprudentiel est discutable, ne serait-ce qu’en raison du fait que la délivrance d’une carte de séjour s’avère indispensable à l’ouverture du bénéfice du droit au regroupement familial. En second lieu, l’article 45 de la Constitution n’opère pas de distinction entre l’amendement gouvernemental et l’amendement parlementaire. Or, les commentateurs des décisions constitutionnelles soulignent régulièrement que le Conseil a tendance à protéger les amendements de l’exécutif et à être plus rigoureux vis-à-vis de ceux qui sont déposés par les parlementaires. C’est le cas en l’espèce. Faut-il rappeler que les « cavaliers législatifs » censurés ont été votés par le Sénat, puis acceptés par la CMP et, enfin, adoptés par l’Assemblée nationale ?