Par Agnès Roblot-Troizier, Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,  Directrice de l’École de droit de la Sorbonne, Vice-Présidente de l’Association française de droit constitutionnel

Des membres de l’exécutif, dont la Première ministre, affirment que la loi sur l’immigration serait inconstitutionnelle, qu’en pensez-vous ?

Il faut d’abord noter que la situation est inédite. C’est sans aucun doute la première fois que des ministres, y compris la Première d’entre eux, reconnaissent, de manière aussi explicite, qu’un projet de loi adopté par le Parlement contient des dispositions contraires à la Constitution. S’il est déjà arrivé que des membres de l’exécutif expriment des doutes quant à la constitutionnalité de dispositions d’un projet de loi, il est rare qu’ils assument une telle inconstitutionnalité, qui plus est en considérant que le politique et le juridique doivent être distingués, comme si le pouvoir politique n’avait pas à respecter la Constitution, et après avoir tout fait pour qu’un compromis soit trouvé et la loi adoptée. On se souvient qu’un Premier ministre avait exhorté les députés et les sénateurs à ne pas saisir le Conseil constitutionnel au regard des risques de censure d’une disposition législative (discussion sur le projet de loi sur l’état d’urgence, Sénat, séance du 20 novembre 2015). Cette invitation à ne pas saisir le Conseil avait été présentée, comble du paradoxe, comme attentatoire à la bonne marche de l’État.

S’agissant de la loi sur l’immigration, la position de l’exécutif est singulière : les interventions du ministre de l’Intérieur et de la Première ministre sonnent comme un appel à saisir le Conseil constitutionnel pour qu’il se fasse l’arbitre de conflits politiques. C’est ce que confirme d’ailleurs la saisine du Président de la République, fait rarissime, bien que non inédit, s’agissant d’un projet de loi. Les membres de l’exécutif n’ont donc pas exprimé un doute quant à la constitutionnalité, mais reconnu – « assumé » – cette inconstitutionnalité en exhortant le Conseil constitutionnel à trancher un conflit politique qui n’a pu se régler au Parlement, notamment en commission mixte paritaire, et donc à censurer les dispositions législatives qu’ils ont pourtant soumis au vote des parlementaires.

Quel est l’état de la jurisprudence constitutionnelle en matière de législation sur l’immigration ?

La jurisprudence constitutionnelle relative à la législation sur l’immigration repose essentiellement sur les principes énoncés dans la décision du 13 août 1993 (décision n°93-325 DC) qui définit en quelque sorte le « statut constitutionnel » de l’étranger (B. Genevois, RFDA, 1993, p.871).  

D’abord, le Conseil constitutionnel y affirme « qu’aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national » et il en déduit que « les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent être restreintes par des mesures de police administrative conférant à l’autorité publique des pouvoirs étendus et reposant sur des règles spécifiques ». Or, l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public qui est une exigence de valeur constitutionnelle (notamment Cons. const. n° 2011-631 DC du 9 juin 2011).

Ensuite, il rappelle que « l’appréciation de la constitutionnalité des dispositions que le législateur estime devoir prendre ne saurait être tirée de la comparaison entre les dispositions de lois successives ». Autrement dit, le durcissement de règles applicables aux étrangers par rapport à l’état du droit antérieur, comme le prévoit sur de nombreux aspects la loi sur l’immigration – conditions de délivrance de titres de séjour et du regroupement familial, accès aux prestations sociales et aux études… –, n’est pas en soi contraire à la Constitution, quoi que l’on pense de l’esprit de ces mesures. Par principe, ce que le législateur a fait, il peut le défaire, sans qu’un « effet cliquet anti-retour » interdise de revenir sur des garanties antérieurement accordées.

En revanche, si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques et restrictives, il doit respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République, nationaux comme étrangers. Figurent notamment parmi ces libertés la liberté individuelle, qui interdit toute détention arbitraire, la liberté d’aller et venir, la liberté du mariage et le droit de mener une vie familiale normale. Les étrangers doivent jouir également d’un minimum de droit sociaux, comprenant un droit à la protection sociale dès lors qu’ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français, et du droit d’exercer des recours contre les décisions qui les concernent. Il faut y ajouter le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine applicable à tout être humain. Le Conseil constitutionnel veille à ce que la conciliation opérée par le législateur entre ces droits et libertés et l’objectif de sauvegarde de l’ordre public soit suffisamment équilibrée.

Le principe d’égalité est également au centre de l’attention. Ce principe n’interdit pas d’exclure les étrangers de certains droits, tels les droits politiques ; en outre, il permet de différencier les étrangers selon leur situation régulière ou non. Le Conseil constitutionnel veille toutefois à ce que la différence de traitement soit justifiée par une différence de situation (nationaux/étrangers ou situation régulière/irrégulière) ou un motif d’intérêt général, tel l’objectif de sauvegarde de l’ordre public, et qu’elle soit en cohérence avec l’objet de la loi.

Lorsqu’il statuera sur la conformité à la Constitution de la loi sur l’immigration, le Conseil constitutionnel sera donc amené, disposition par disposition, à vérifier que ces conditions sont satisfaites et veillera à ce que les étrangers, même en situation irrégulière, ne soient pas privés des droits et libertés fondamentaux sus-évoqués.

Quels principes constitutionnels seraient mis en cause par la loi sur l’immigration ?

Dans le contrôle de la constitutionnalité de la loi sur l’immigration, d’autres exigences constitutionnelles seront prises en considération. Outre le respect des conditions procédurales d’adoption de la loi qui pourraient faire l’objet de contestations et les cavaliers législatifs qui pourraient être identifiés, le respect par le législateur de sa propre compétence ainsi que l’intelligibilité de certaines dispositions interrogent au regard de leur imprécision et de leur qualité rédactionnelle. Par exemple, la délivrance de la carte de séjour « vie privée et familiale » à un étranger marié avec un français est conditionné notamment par la justification d’un « logement normal pour un ménage sans enfant », sans que le législateur précise ce qu’il estime normal alors qu’il aurait pu utiliser la notion bien connue de « logement décent ». De même, le législateur s’est contenté de renvoyer à un décret le soin de fixer le montant de la caution « retour » versée par les étudiants étrangers, sans définir les critères qui doivent être pris en considération pour déterminer ce montant.

L’exigence constitutionnelle de gratuité de l’enseignement supérieur public pourrait également être invoquée en ce qu’elle permet certes que des droits d’inscription soient perçus mais à condition qu’ils restent « modiques » et « tiennent compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants » (n° 2019-809 QPC du 11 octobre 2019).

Pour l’essentiel, le Conseil constitutionnel appréciera la proportionnalité des mesures législatives. A ce titre, il devra ainsi déterminer si le délai de carence de 5 ans avant de pouvoir toucher les APL et le délai de présence de 5 ans pour toucher les allocations familiales ne sont pas excessivement attentatoires aux droits sociaux des étrangers ; si le délai de 24 mois pour pouvoir faire une demande de regroupement familial n’est pas excessif et si l’exigence d’une maîtrise suffisante du français ne porte pas atteinte au droit de mener une vie familiale normale, en ce qu’elle pourrait avoir pour effet de priver les membres d’une même famille de la possibilité de vivre ensemble.

Le Conseil constitutionnel appréciera également l’absence de discrimination entre étrangers se trouvant dans la même situation. La mise en place de quotas migratoires pourrait, de ce point de vue, ne pas passer le filtre du contrôle de constitutionnalité, mais le Conseil pourrait tout aussi bien estimer qu’il existe un motif d’intérêt général le justifiant. Le caractère flou de ces dispositions pourrait en outre être relevé.

Tout est affaire donc de proportion et de cohérence législative et, à cet égard, il est difficile de prédire, si tant est que ce soit là notre rôle, ce que jugera le Conseil constitutionnel. Dans un laps de temps très court d’un mois, il doit se pencher sur la constitutionnalité des nombreuses dispositions de la loi en sachant que, appelé à trancher un conflit politique, sa décision sera critiquée quel qu’en soit le contenu.