Par Didier Truchet, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas

La reconnaissance législative de l’intérêt général majeur de l’agriculture est-elle une nouveauté ?

Sous cette forme, oui. La loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature avait déclaré d’intérêt général la protection des espaces et des paysages, la préservation des espèces, le maintien des équilibres biologiques et la protection des ressources naturelles. Le législateur n’est pas avare de déclarations de principes et d’objectifs, notamment dans les chapitres préliminaires des codes (par exemple, « L’éducation est la première priorité nationale », art. L 111-1, C. Education.). Lorsqu’il institue un service public, il suppose implicitement qu’il poursuit un intérêt général. Mais à ma connaissance, ce serait la première fois qu’il déclarerait explicitement d’intérêt général une activité économique aussi large que l’agriculture. Et c’est aussi la première fois qu’il qualifierait un intérêt général comme « majeur ».

Quel est l’objet de cette reconnaissance ?

A l’évidence, l’objet est politique : dans le contexte actuel, il s’agit pour la Nation de rendre un hommage aux agriculteurs et de souligner l’importance de leur activité. On peut estimer que cette reconnaissance est incantatoire et la trouver trop peu normative pour avoir sa place dans une loi. Mais on peut aussi prendre l’intention du législateur au sérieux. Sur le plan symbolique, elle n’est pas négligeable. La loi d’orientation agricole du 5 août 1960 avait fixé à la politique agricole des objectifs (dont la liste, devenue interminable, figure aujourd’hui à l’article L 1, C. rural et pêche maritime) qui étaient implicitement des intérêts généraux. En labellisant expressément l’agriculture « d’intérêt général majeur », la loi irait plus loin dans cette direction et pourrait « faire bouger les lignes ». Notamment à propos des relations houleuses entre la protection de l’environnement et la profession agricole qui estime excessives et injustes les contraintes qui lui sont imposées au nom de l’écologie. Le président de la FNSEA (sur Europe 1, le 25 février) a d’ailleurs salué cet apport de la loi qui placerait l’agriculture au même niveau que la protection de l’environnement. En somme, elle rééquilibrerait juridiquement l’intérêt général écologique et l’intérêt général agricole, avec même un avantage pour le second puisque contrairement au premier, il serait « majeur ». C’est la seule manière de donner un peu de substance à cet adjectif qui, dans l’absolu, n’a pas grand sens.

N’est-ce pas une illusion ?

C’est probable, mais pas inéluctable. La hiérarchie des normes ne serait pas modifiée : la protection de l’environnement a une valeur constitutionnelle alors que, même « majeur », l’intérêt général agricole n’aurait que valeur législative. En cas de conflit direct entre les deux, le Conseil constitutionnel ferait prévaloir la première sur le second dans le cadre de son contrôle de la loi. Il n’en irait autrement que si, sous l’influence de la législation nouvelle, il portait l’intérêt général majeur de l’agriculture au niveau constitutionnel.

La reconnaissance législative peut inciter le juge administratif à réévaluer l’intérêt de l’agriculture lors de son examen des déclarations d’intérêt public et des autorisations administratives concernant, par exemple, les éoliennes, les « bassines » ou les pesticides. Il ne ferait pas prévaloir mécaniquement l’intérêt général majeur agricole sur l’intérêt général environnemental simple affirmé par l’article L 110-1, C. Environnement : une telle hiérarchisation systématique n’est pas dans ses habitudes et je ne pense pas que la loi nouvelle le conduise à en changer. Mais il pourrait prendre en considération l’intention du législateur en donnant plus de poids dans sa balance des intérêts à celui de l’agriculture.

Sur le terrain, les effets de la loi sont incertains. Les militants les plus déterminés de la cause environnementale n’en tiendront aucun compte, mais le message du législateur conduira peut-être les administrations, les associations et les citoyens à montrer davantage de considération envers les besoins et les difficultés de l’agriculture, notamment au regard des nécessités de l’écologie. Il aura réussi son coup s’il contribue à les réconcilier. Sinon, cela n’aura été qu’un coup d’épée dans l’eau.