Par Eric Russo,  avocat associé chez Quinn Emanuel 

Comment fonctionne la justice négociée dans les dossiers de délinquance économique et financière?

Une fois l’enquête terminée, et après avoir permis à la personne mise en cause de prendre connaissance du dossier, le Parquet peut lui proposer de « plaider-coupable ». Il arrive d’ailleurs que le mis en cause lui-même ou son avocat le suggèrent. Quant aux personnes morales susceptibles d’être poursuivies pour des faits prévus à l’article 41-1-2 CPP (corruption, trafic d’influence, fraude fiscale, blanchiment), elles peuvent se voir proposer une CJIP, accord conclu avec le Parquet par lequel l’entreprise accepte de payer une amende d’intérêt public et de se soumettre à un programme de conformité, en échange de l’abandon des poursuites.

Assisté de son avocat, le mis en cause doit décider d’accepter ou non cette proposition. Lorsqu’une relaxe apparaît envisageable si le dossier était plaidé au tribunal, faut-il préférer un accord ou prendre le risque du procès ? Choix parfois cornélien. En pratique, il est fréquent que les discussions entre le procureur et l’avocat durent plusieurs mois. Même négociée, la justice « éco-fi » est rarement rapide !  Durée de l’emprisonnement, assorti ou non du sursis, montant de l’amende, peines complémentaires, non-inscription de la peine au bulletin n° 2 du casier judiciaire, toutes ces composantes de la CRPC sont âprement discutées. De même  pour la CJIP concernant le montant de l’amende, la nécessité d’un programme de mise en conformité,  mais aussi les termes précis de la convention qui sera publiée sur internet.

Ce processus est essentiel pour sécuriser l’accord. En effet, c’est ensuite au juge chargé de l’homologation (pour la CRPC) ou de la validation (pour la CJIP) qu’il revient de vérifier si celui-ci est de « bonne justice » et si les conditions légales ont été respectées.  Si la tentation légitime pour le mis en cause est de négocier la sanction la plus clémente, le risque existe qu’un accord soit perçu à tort ou à raison comme trop favorable par le juge du siège. Messieurs Bolloré et Cambadélis l’ont expérimenté à leurs dépens.   

Pourquoi la justice négociée est-elle de plus en plus utilisée dans les affaires de délinquance économique et financière ?

Pour le Parquet, elle offre de multiples avantages. Parmi eux, la quasi-certitude de pouvoir refermer définitivement le dossier. En effet, en pratique il est exceptionnel que le condamné fasse appel de la  CRPC homologuée et il n’est encore jamais arrivé que la personne morale se rétracte de la CJIP. Par ailleurs, la CJIP permet d’obtenir des montants d’amende très supérieurs à celles habituellement prononcées par les tribunaux, comme l’ont montré les milliards d’euros payés par Airbus, Google, Mc Donald’s. Tout cela sans l’alea d’une relaxe toujours possible dans ces dossiers dans lesquels la preuve parfaite existe rarement, et qui reposent sur un faisceau d’indices plus ou moins forts. Enfin, le Parquet conditionne la CJIP à la coopération de l’entreprise, et peut ainsi enquêter plus vite en y consacrant moins de ressources. Ainsi, la CJIP Airbus I, d’un montant record de 2.1 milliards d’euros, a été conclue après seulement 3 ans ½ d’enquête, grâce à la coopération de l’entreprise.

Pour le délinquant en col blanc, la CRPC offre également certains avantages. D’abord, une relative discrétion. Même dans les affaires médiatisées, la CRPC permet d’éviter les désagréments de l’audience correctionnelle classique, au cours de laquelle le tribunal examine les faits pendant plusieurs jours, des témoins sont appelés à la barre, et le prévenu est interrogé en détails. En face, l’audience de CRPC ne dure, en général, que quelques minutes. Le prévenu n’y est pas interrogé, sinon pour réitérer sa reconnaissance de culpabilité. Par ailleurs, la peine négociée est en général moindre que celle qui résulterait d’un procès classique. Prime à la reconnaissance de culpabilité, qui peut encore être amplifiée si l’intéressé a coopéré à l’enquête.

Enfin, pour l’entreprise, la CJIP offre des avantages similaires. Mais surtout, elle permet d’éviter une condamnation, puisqu’elle est une alternative aux poursuites. Les capacités de l’entreprise à soumissionner aux marchés publics et à se financer sont ainsi préservées. Par ailleurs, comme la CRPC, la CJIP supprime tout alea, puisque la sanction est connue d’avance. Cette prévisibilité est appréciée du monde des affaires. 

Le risque d’une justice de classes ?

L’idée que les délinquants en col blanc puissent bénéficier d’un traitement plus favorable que ceux de droit commun , au travers de la justice négociée, soulève de légitimes interrogations. Ce débat concerne du reste plus particulièrement la CJIP, qui n’implique pas de condamnation, que la CRPC dont le régime est identique pour les délits de droit commun.

Si permettre aux personnes morales auteurs d’infractions aussi graves que la corruption d’échapper à toute condamnation n’allait pas de soi, c’est finalement à l’aune de l’efficacité de la justice, et dans le contexte des sanctions répétées des autorités américaines visant des entreprises françaises, que ce pas a été franchi.

A cet égard, à la suite de l’affaire Bolloré, une extension de la CJIP aux personnes physiques a été envisagée, de manière à permettre un règlement d’ensemble des dossiers impliquant entreprises et individus. Une telle extension, qui aboutirait à protéger de toute condamnation pénale les délinquants en col blanc, serait de nature à renforcer la critique d’une justice à deux vitesses. Elle aurait donné un signal troublant à l’heure où la conformité est une préoccupation constante des entreprises.

Un autre élément de réflexion concerne la place des victimes dans la justice négociée. Parfois difficile à identifier, la victime en est souvent le parent pauvre. Là encore, la critique vaut sans doute plus pour la CJIP. En effet, la victime n’y intervient pas pour donner son avis sur l’opportunité de poursuivre l’entreprise, la Cour de cassation l’a rappelé récemment, mais seulement pour communiquer le montant de son préjudice, lequel est d’ailleurs fixé non par le juge mais par le Parquet. Néanmoins, le PNF, dont certaines enquêtes ont été lancées suite à des signalements effectués par des ONG, a montré un intérêt plus marqué pour la situation des victimes dans ses dernières lignes directrices sur la CJIP. Il est vraisemblable qu’à terme la victime sera plus étroitement associée au processus de négociation des accords de justice négociée, de sorte que celle-ci devienne plus encore une justice acceptée de tous.