Directive sur la transparence des salaires : de vrais changements… en 2026
La directive 2023/970 du 10 mai 2023 « visant à renforcer l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes » a pour principal objectif de permettre la mise en évidence d’éventuels écarts de salaires pour mieux y remédier. Elle doit être transposée dans le droit français en 2026 et il y a fort à parier que les apports de ce texte ne demeureront pas cantonnés à la seule égalité salariale.
Par Sophie Robin-Olivier, Professeure à l’école de droit de la Sorbonne (Paris 1).
Pourquoi la transparence salariale est-elle nécessaire au progrès de l’égalité salariale ?
Les règles en vigueur à l’échelle européenne, en matière d’égalité salariale, ne manquent pas. Outre l’article 157 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, relatif à l’égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes pour un même travail ou un travail de même valeur, la directive 2006/54 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail interdit les discriminations directes ou indirectes fondée sur le sexe résultant des éléments et conditions de rémunération. Cette directive exige, en particulier, que les systèmes de classification professionnelle utilisés pour la détermination des rémunérations soient établis de manière à exclure les discriminations fondées sur le sexe.
Toutefois, en dépit de ces textes et de l’importante jurisprudence à laquelle ils ont donné lieu, l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes dans l’Union persiste : il s’élevait à 13% en 2020, avec des variations importantes entre les États membres, et il n’a que très peu diminué au cours des dix dernières années. Comme l’indique le préambule de la directive, divers facteurs explique un tel écart : les stéréotypes sexistes, la perpétuation du « plafond de verre » et du « plancher collant », la ségrégation horizontale, y compris la surreprésentation des femmes dans les emplois de services faiblement rémunérés, et le partage inégal des responsabilités familiales. Ces écarts de rémunérations ont des conséquences sur les pensions de retraite des femmes et entraînent une « féminisation de la pauvreté ».L’évaluation de la directive 2006/54, en 2020, a abouti au constat que l’application du principe de l’égalité des rémunérations est notamment entravée par le manque de transparence des systèmes de rémunération. Faute de transparence, les éventuels écarts de rémunération demeurent méconnus et les victimes de discriminations ne disposent pas des informations nécessaires pour agir et les actions en justice sont vouées à l’échec. L’idée sur laquelle repose la directive est non seulement de permettre l’identification de discriminations dans les structures de rémunération d’une entreprise ou d’une organisation mais aussi de permettre aux travailleurs, aux employeurs et aux partenaires sociaux de prendre les mesures correctives nécessaires pour garantir l’égalité des rémunérations.
Selon cette nouvelle directive 2023/970 du 10 mai 2023, comment s’exerce concrètement cette « transparence » ?
La transparence des rémunérations s’impose aux différents stades des relations de travail. Lors de l’embauche, elle implique que les candidats à un emploi aient le droit de recevoir, de l’employeur potentiel, des informations sur la rémunération initiale ou la fourchette de rémunération initiale. Ces informations doivent être communiquées de manière à garantir une négociation éclairée et transparente en matière de rémunération, par exemple dans un avis de vacance d’emploi publié, avant l’entretien d’embauche. Ultérieurement, la transparence de la fixation des rémunérations et de la politique de progression de la rémunération impose aux employeurs de mettre à la disposition de leurs travailleurs, d’une manière facilement accessible, les critères qui sont utilisés pour déterminer la rémunération, les niveaux de rémunération et la progression de la rémunération des travailleurs.
La transparence est conçue comme un « droit à l’information » dont disposent les travailleurs : droit individuel de demander et de recevoir par écrit des informations sur leur niveau de rémunération individuel et sur les niveaux de rémunération moyens, ventilées par sexe, pour les catégories de travailleurs accomplissant le même travail qu’eux ou un travail de même valeur que le leur. Elle correspond aussi à un devoir de communication d’informations sur l’écart de rémunération entre travailleurs féminins et travailleurs masculins, pour les entreprises (de plus de cent salariés) à un ensemble de destinataires : l’autorité nationale chargée de compiler et publier ces données, les salariés de l’entreprise et leurs représentants, ainsi que, sur leur demande, l’inspection du travail et l’organisme pour l’égalité (en France, le Défenseur des droits).
La transparence, ainsi conçue, n’est pas une fin en soi. Elle doit servir à l’adoption de mesures correctrices. Les employeurs soumis à l’obligation de communication de données sur les rémunérations devront procéder à une évaluation conjointe des rémunérations avec les représentants du personnel, lorsque les données communiquées révèlent une différence de niveau de rémunération moyen d’au moins 5 % entre les travailleurs féminins et les travailleurs masculins, à moins que l’employeur puisse justifier cette différence de niveau de rémunération ou qu’il ait remédié à cette différence. La directive précise que l’évaluation conjointe des rémunérations est effectuée pour « recenser, corriger et prévenir » les différences de rémunération entre les travailleurs féminins et les travailleurs masculins et elle comporte une liste détaillée des questions qui doivent être analysées.
Quels sont les autres apports du texte ?
L’apport de la directive ne se limite pas à la transparence. Elle comporte deux autres aspects importants, pour l’égalité des sexes et au-delà.
Le premier tient à la définition de la notion de discrimination intersectionnelle : « une discrimination fondée simultanément sur le sexe et sur un ou plusieurs autres motifs de discrimination prohibés au titre de la directive 2000/43/CE ou 2000/78/CE » (race et origine ethnique, âge, religion, handicap et orientation sexuelle). Il s’agit de la première définition de cette notion dans un texte de l’Union. Source d’importantes analyses doctrinales et débattue dans le cadre de certains contentieux devant la Cour de justice, la notion de discrimination intersectionnelle fait donc officiellement son entrée dans le vocabulaire du droit européen de la non-discrimination, traduisant la prise de conscience, par le législateur de l’Union, des limites qui résultent de l’ignorance des discriminations multiples. Les raisons de l’introduction de cette définition sont énoncées dans le préambule de la directive : tenir compte du fait que « les femmes handicapées, les femmes de race ou d’origine ethnique différente, y compris les femmes roms, et les femmes jeunes ou âgées » font partie de groupes susceptibles d’être confrontés à cette forme de discrimination et permettre aux juridictions, aux organismes pour l’égalité de traitement et aux autres autorités compétentes sur le plan national d’utiliser cette notion à des fins de fond et de procédure, y compris pour reconnaître l’existence d’une discrimination, trouver la personne de référence appropriée, évaluer la proportionnalité et fixer, le cas échéant, le niveau d’indemnisation accordé ou les sanctions infligées. Selon les dispositions de la directive relatives aux sanctions, la discrimination intersectionnelle peut être prise en compte dans l’évaluation du préjudice et elle peut constituer une circonstance aggravante, entraînant une sanction plus sévère.
Le deuxième grand apport de la directive, en dehors des obligations relatives à la transparence, concerne les procédures et les sanctions auxquelles la directive consacre d’importantes dispositions, dont le contenu est inédit. En ce qui concerne, par exemple, « le droit à l’indemnisation », la directive précise que l’indemnisation doit couvrir non seulement l’intégralité des arriérés de salaire et des primes ou paiements en nature qui y sont liés, mais aussi les opportunités manquées et le préjudice moral. Elle interdit toute fixation préalable d’un plafond. Quant aux moyens à la disposition des juridictions, le texte mentionne la possibilité d’émettre des injonctions imposant non seulement la cessation de la violation mais également l’adoption de mesures pour garantir l’égalité des rémunérations.
En ce qui concerne la preuve, une présomption de discrimination doit jouer, lorsque l’employeur ne s’est pas conformé à ces obligations en matière de transparence. Pour faciliter l’accès aux preuves, les autorités compétentes et les juridictions nationales doivent avoir la possibilité d’ordonner au défendeur de produire toute preuve pertinente se trouvant en sa possession, y compris lorsque ces éléments de preuves contiennent des informations confidentielles, lesquelles devront être protégées. Des dispositions précises sur les délais de prescription figurent également dans le texte. L’ensemble, imposant, de ces dispositions procédurales constitue une réduction considérable, sans précédent, de l’autonomie des Etats, dans ce domaine. L’objectif de la directive le justifie : faciliter l’identification et la sanction des discriminations ainsi que la recherche de voies permettant de remédier à des discriminations systémiques requiert une plus grande efficacité des procédures judiciaires.