Par Caroline Duparc, maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, codirectrice de l’axe 1 du Centre Jean Bodin – Recherche juridique et politique

Quels sont les objectifs poursuivis à travers l’institution de pôles spécialisés en matière de violences intrafamiliales ?

En parallèle des récentes modifications législatives qui ont renforcé l’arsenal juridique pour lutter plus efficacement contre les violences intrafamiliales (ordonnance de protection, téléphone grave danger, bracelet anti-rapprochement), il est apparu nécessaire de décloisonner le traitement judiciaire susceptible de mobiliser différentes compétences, tant au civil qu’au pénal (parquet, juge aux affaires familiales, juge des enfants, juge des tutelles, chambre correctionnelle, juge de l’application des peines, etc.). Il était devenu essentiel, aussi, de prendre en considération la spécificité de ce type de violences qui représentent un contentieux massif et complexe.

Pour ce faire, plusieurs voies sont envisageables. La première est la création d’une juridiction spécialisée sur le modèle du droit espagnol. Cette idée fut retenue dans une proposition de loi (AN, prop. n° 346 visant à la création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales), déposée à la hâte à l’automne 2022 et adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale en dépit des nombreuses questions soulevées par le texte, à commencer par le périmètre de compétence du nouveau tribunal et le respect du principe d’impartialité, qui interdit le cumul des fonctions d’instruction et de jugement. Sans surprise, aucune suite n’a été donnée à sa transmission au Sénat.

La spécialisation peut aussi être pensée en mode mineur, sans toucher aux fonctions juridictionnelles. Cette autre branche de l’option fut préconisée dans les conclusions de la mission parlementaire chargée de réfléchir à la manière d’améliorer le traitement judiciaire des violences intrafamiliales, dont il est ressorti un plan baptisé « rouge vif » prenant appui sur 59 recommandations (E. Chandler et D. Vérien, Rapp., mai 2023). Parmi ces dernières, figurait celle de créer des pôles « violences intrafamiliales / famille » (VIF) au sein des parquets, ainsi que des chambres spécialisées dans les tribunaux judiciaires et les cours d’appel (Recomm. n° 45 et n° 46). C’est cette voie qu’a suivie le décret n° 2023-1077 du 23 novembre 2023, qui institue, à l’échelle

nationale, des pôles spécialisés, élaborés comme des espaces structurés de coordination au sein des juridictions, dans le but clairement affiché de favoriser la fluidité des informations entre les différents services.

Quel est le fonctionnement de ces pôles spécialisés ?

Les pôles « VIF » présentent deux singularités. La première tient à leur institution, de façon impérative, dans chaque tribunal judiciaire et cour d’appel. La seconde procède de la réunion en leur sein de magistrats du siège et du parquet, le souci d’une meilleure transversalité l’emportant ainsi sur des considérations proprement statutaires.

Conçu comme « un canevas » (Cir. JUSB332178C, 24 nov. 2023, p. 2), le dispositif est relativement souple, permettant ainsi d’intégrer les organisations déjà expérimentées par certaines juridictions. Proches, dans leurs missions, des anciens « référents VIF », deux magistrats, l’un appartenant au siège, l’autre au parquet, ont en charge de coordonner les activités du pôle, assistés dans leur tâche par une équipe constituée de fonctionnaires du greffe, mais aussi de juristes-assistants (ou futurs attachés de justice) et d’agents contractuels (COJ, art. R. 212-62-1 et R. 312-83-1), dont le nombre et la qualité statutaire sont à déterminer en fonction du volume d’activité que représente le contentieux des violences intrafamiliales. Ces magistrats coordinateurs sont désignés par les chefs de juridiction et les chefs de cour, après avis de l’assemblée générale des magistrats du siège ou de celle des magistrats du parquet. En concertation avec les autres membres du pôle, ces derniers ont pour mission de participer à l’élaboration, à la mise en œuvre, au suivi et à l’évaluation des mesures et actions en matière de violences intrafamiliales. Ils veillent en outre à la mise en place de circuits de traitement appropriés, tels qu’un audiencement dédié à ce type d’affaires au siège ou un traitement en temps réel adapté au parquet. Chaque magistrat coordinateur adresse, pour le siège, au président du tribunal judiciaire ou au premier président ou, pour le parquet, au procureur de la République ou au procureur général, toutes propositions d’amélioration des dispositifs existants.

Est également placé auprès des pôles des seuls tribunaux judiciaires un comité de pilotage dont la vocation est notamment d’associer les partenaires extérieurs à la détermination des actions coordonnées et au perfectionnement du traitement judiciaire des violences intrafamiliales. Ces derniers sont conviés par les chefs de juridiction en fonction des thématiques inscrites à l’ordre du jour, le texte visant non limitativement les représentants de l’administration pénitentiaire ou de la protection judiciaire de la jeunesse, les représentants des services de l’État, les représentants des collectivités territoriales, les collaborateurs occasionnels du service public de la justice, le bâtonnier de l’ordre des avocats, le président de la chambre départementale des commissaires de justice, le président de la chambre départementale des notaires, ainsi que les représentants d’associations (COJ, art. R. 212-62-2).

Une formation portant sur les violences intrafamiliales est-elle prévue ?

Quelle que soit l’orientation souhaitée de l’organisation juridictionnelle en ce domaine, il existe un fort consensus autour de l’idée d’une formation renforcée. Cette dernière se ferait sur la base d’un savoir transdisciplinaire, serait ouverte dès la formation initiale et poursuivie en formation continue. C’est la seule à même de permettre une meilleure identification des mécanismes d’emprise et une réponse adaptée à la situation familiale (en ce sens, voir la tribune d’E. Corbaux et de G. Joly-Coz et celle de L. Vichnievsky, Le Monde du 29 décembre 2022) et, ce faisant, d’endiguer

véritablement ce fléau aux aspects variés (violences psychologiques, physiques ou/et sexuelles), touchant femmes et hommes, d’âges divers, et dont aucune couche sociale, faut-il le rappeler, n’est épargnée.

Le décret est relativement pauvre à ce sujet, car s’il prévoit une formation spécifique des coordinateurs et des membres du pôle « VIF » (COJ, art. R. 212-62-1, al. 8 et art. R. 312-83-1, al. 9), il n’en mentionne pas le caractère préalable, ni n’en précise le contenu. À cet égard, il se contente d’indiquer que les magistrats coordinateurs concourent, en lien avec le coordinateur régional de formation, à la définition d’actions de formation continue déconcentrée adaptées aux besoins des membres du pôle (COJ, art. R. 212-62-1, al. 4 et art. R. 312-83-1, al. 4). Cette formation au niveau local pourra se cumuler avec celle proposée par l’École nationale de la magistrature, qui initie en 2024 un cycle approfondi de formation portant sur cette thématique (le « CAVIF »).

Les dispositions réglementaires se situent en-deçà du plan « rouge vif », bien plus ambitieux. Il recommandait d’étendre le renforcement des formations initiale et continue à l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire (magistrats mais aussi avocats, commissaires de justice, agents des services d’accueil unique du justiciable, bureaux d’aide juridictionnelle, etc.), dès l’instant où ils étaient amenés à traiter, même ponctuellement, de ce type de violences, et de mettre en place des formations interinstitutionnelles afin de partager les pratiques et d’acquérir une culture commune (Recomm. n° 9 et n° 10). Il reste à souhaiter que ces préconisations soient une source d’inspiration pour le service de formation déconcentrée des juridictions.

Quels sont les moyens mis à la disposition des juridictions ?

Pour accomplir leurs missions, les pôles « VIF » pourront avoir recours au logiciel SISPoPP (« Système informatisé de suivi de politiques pénales prioritaires ») autorisé par le décret n° 2023-935 du 10 octobre 2023, dans le but « de faciliter et d’améliorer le suivi actualisé des affaires, événements, territoires ou des personnes, majeures ou mineures dans le cadre des politiques pénales prioritaires » (art. 1er), dont fait partie la lutte contre les violences intrafamiliales. Cet outil numérique, qui centralise l’ensemble des données résultant de procédures tant civiles que pénales, est de nature à favoriser le décloisonnement recherché à travers le nouveau schéma d’organisation juridictionnelle.

Concernant les ressources humaines, la mise en place d’une « équipe autour du magistrat », composée de collaborateurs, membres du pôle au même titre que les magistrats, constitue un atout important. Les effectifs des pôles « VIF » devraient, par ailleurs, être renforcés grâce au recrutement de magistrats et de greffiers supplémentaires prévu par la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice pour la période 2023-2027, bien que leur part n’ait pas été précisée. Demeure la difficulté, soulevée par les organisations syndicales, tenant à l’absence de décharge de service pour les magistrats coordinateurs, qui ont à supporter de nouvelles tâches en lien avec l’animation du pôle spécialisé et les relations avec les partenaires extérieurs, tout en continuant à assumer leurs missions juridictionnelles.