De l’(in)utilité de la CJR
La Cour de justice de la République a relaxé Eric Dupond-Moretti ce mercredi 29 novembre. L’issue de ce procès hors-normes risque d’entacher un peu plus la crédibilité de la CJR.
Par Cécile Guérin-Bargues, Professeure de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas et autrice de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République », Coll. Droit politique, Dalloz, 2017.
Les réactions politiques se sont multipliées à l’annonce de la relaxe du ministre de la Justice. La décision de la Cour de justice de la République ne fait pas l’unanimité dans les rangs de l’Assemblée nationale. Dans un communiqué de presse, le groupe parlementaire LFI fustige l’« entre-soi d’une juridiction partiale » et a demandé la suppression de la CJR Le porte-parole des parlementaires PS, Arthur Delaporte, estime « qu’il aurait fallu qu’Eric Dupond-Moretti démissionne ses fonctions » et Cyrielle Chatelain, patronne des députés écologistes pointe « le fait que des politiques puissent juger un autre politique » : « Il y a toujours le soupçon que […] la relaxe serait due à des intérêts autre que celui de rendre justice ». Thomas Ménagé, porte-parole du Rassemblement national dit « respecter cette décision » mais estime qu’Eric Dupond-Moretti « est toujours politiquement coupable de la situation d’insécurité du pays, du laxisme ».
Créée dans l’urgence par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, pour faire face à l’affaire du sang contaminé, la Cour de justice de la République est-elle une particularité française ?
Nous avons fait le choix d’une juridiction spécifique, prévue à l’article 68-1 de la Constitution, pour juger des crimes et délits commis par les membres du Gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions. Cette configuration n’est pas tout à fait unique, même si les systèmes sont assez divers en Europe. En Allemagne ou au Royaume Uni, ce sont les juridictions ordinaires qui sont compétentes en la matière. D’autres pays, comme l’Espagne, les Pays-Bas ou la Suède reconnaissent aux ministres un privilège de juridiction et confient aux juridictions suprêmes existantes le soin statuer sur ce type d’affaires. Enfin au Danemark, en Islande ou en Finlande, il existe des juridictions semblables à la CJR, composées de parlementaires et de juges professionnels. Mais ces juridictions ne se réunissent quasiment jamais et il est rarissime que la responsabilité pénale d’un ministre soit engagée pour des faits relatifs à ses fonctions. Le contenu du droit pénal y est autre, la fascination pour le procès y est peut-être moindre que chez nous et les mécanismes parlementaires parviennent à contraindre les ministres à assumer leur responsabilité politique.
En France en revanche, la CJR est sollicitée de manière croissante. Depuis la fin de la pandémie, rares sont les semaines où l’on n’entend pas parler d’une plainte déposée devant sa commission des requêtes. La très grande majorité de ces plaintes sont rejetées, mais pas toutes. Le filtre, jadis assuré de manière stricte, semble d’ailleurs se distendre.
Après 30 années d’existence et neuf procès, la CJR n’a pu faire la preuve de son efficacité… Pourquoi ?
Les jugements de la CJR sont en effet rares. Outre le jugement du sang contaminé (CJR 9 mars 1999), les affaires les plus importantes furent les trois volets de l’affaire Pasqua (CJR 30 avr. 2010), l’affaire Lagarde (CJR, 19 déc. 2016), l’affaire Balladur/Léotard (CJR 4 mars 2021), et bien sûr l’affaire Dupond-Moretti.
De manière générale, le fonctionnement de la CJR est peu convaincant. L’instruction est parfois très longue, notamment lorsque l’affaire provient d’un dessaisissement du juge ordinaire au profit de la CJR. La commission d’instruction a en effet tendance à refaire intégralement le travail mené à bien par le juge ordinaire, comme ce fut le cas par exemple dans les affaires Pasqua ou Balladur. Le temps est passé, les témoins se contredisent…Les procès sont souvent assez décevants en raison également de l’étroitesse de la compétence de la CJR, qui ne peut juger que de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement actuels ou passés. Il en résulte que co-auteurs ou complices sont poursuivis devant les juridictions ordinaires. Directeurs de cabinet ou conseillers ministériels refusent alors souvent de venir témoigner devant la CJR par crainte de s’auto-incriminer. Ce fut particulièrement problématique dans les affaires Lagarde ou Balladur où, en l’absence de certains témoignages, il fut bien difficile de saisir le cheminement de la décision ministérielle.
Cette exception au principe de l’indivisibilité des procédures est particulièrement problématique car CJR et juridictions ordinaires sont en définitive appelées à se prononcer sur des faits identiques ou intimement liés. Il en résulte que le risque de contradiction de jurisprudence est constant. Ainsi, en 2010, Charles Pasqua a été relaxé par la CJR de faits de corruption passive dans l’affaire du casino d’Annemasse, alors que la cour d’appel de Paris avait condamné à des peines d’emprisonnement deux prévenus pour corruption active de l’ancien ministre de l’Intérieur ! De telles décisions portent atteinte à l’image de la CJR mais aussi, plus globalement, à celle de la justice et du monde politique.
Les critiques les plus vives portent sur la composition de la formation de jugement (six députés, six sénateurs, trois magistrats professionnels). La première question est évidemment celle de l’impartialité des juges, notamment des parlementaires. Au gré des espèces et en dépit du serment qu’ils prêtent, ils sont soupçonnés – souvent de manière injuste au regard des décisions prises – de faire prévaloir des intérêts partisans sur les préoccupations juridiques. Cette critique s’étend dorénavant aux juges professionnels eux-mêmes, du fait de la singularité du procès Dupond-Moretti. D’une plainte déposée notamment par des syndicats professionnels découle la comparution d’un garde des Sceaux en exercice devant des magistrats sur lesquels il a pour certains autorité. A ceci vient s’ajouter une Cour de cassation qui pèse de tout son poids sur le procès : membres honoraires entendus en tant que témoins à charge, membres actuels siégeant non seulement au sein de la commission d’instruction, mais aussi de la formation de jugement, et bientôt en assemblée plénière pour juger d’un éventuel recours à l’encontre de l’arrêt… On voit mal comment tout ceci pourrait améliorer l’image déjà très détériorée de la justice.
Au regard des défauts structurels de la CJR, il n’est guère étonnant que ses arrêts prêtent le flanc à la critique. Les condamnations devant la CJR sont peu fréquentes et les peines prononcées, quand elles le sont, restent relativement faibles. La CJR privilégie en général les jugements moraux d’autant plus stricts que l’appréciation pénale est bienveillante (affaire du sang contaminé, affaire Pasqua, affaire Lagarde). Dès lors, du fait de sa composition échevinale, il pèse immanquablement sur ses arrêts une forme de suspicion. Si la formation de jugement relaxe, elle est accusée de connivence ; si elle condamne, elle est soupçonnée d’être partisane. Il est rare qu’on lui fasse crédit d’avoir reconnu en droit qu’une infraction n’était pas constituée.
Par quoi remplacer la CJR ? Les ministres devraient-ils être jugés par les juridictions pénales de droit commun ?
Lorsque l’on examine la jurisprudence de la CJR, on s’aperçoit que les affaires qu’elle a eu à juger sont de deux ordres.
Un premier lot d’affaires relève du droit commun. Il s’agit d’actes de corruption, de concussions ou encore de détournements de fonds qui ont été facilités par l’exercice de fonctions gouvernementales. L’exemple type en la matière réside dans l’affaire Pasqua : un ministre de l’Intérieur accorde une autorisation d’exploiter un casino en échange du financement de sa campagne électorale. Il me semble que ce type d’acte pourrait parfaitement relever des tribunaux ordinaires : en juger n’implique nullement de porter une appréciation sur une politique publique donnée.
Vient ensuite une autre catégorie d’affaires qui est très différente car elle relève cette fois de la gestion d’un ministère. L’affaire du sang contaminé jadis et demain la mise en cause de la gestion de la pandémie, l’affaire Lagarde (délit de négligence pour ne pas avoir exercé de recours en annulation à l’encontre de l’arbitrage Tapie) voire l’affaire Dupont-Moretti en sont des illustrations. Dans ce type d’hypothèse, en l’absence de volonté de nuire ou d’enrichissement personnel, le bon exercice des fonctions ministérielles nécessite une sérénité qui impose que le droit pénal ne leur soit pas applicable. Il n’est pas sain, sauf à vouloir encourager l’inaction, de faire peser un risque pénal sur la prise de décision ministérielle. De plus, le risque est grand d’oublier le contexte d’incertitude scientifique ou les contraintes administratives et politiques qui ont conditionné la décision et d’ériger des magistrats judiciaires en censeur de l’action du Gouvernement. Or, tel est précisément l’objet de la responsabilité politique et non de la responsabilité pénale.
Il serait donc bon de ne garder de la CJR que la seule commission des requêtes, qui, dans une composition élargie pourrait se voir offrir une double mission. D’une part, filtrer avec soin les plaintes fantaisistes, de l’autre orienter celles qui seraient suffisamment fondées vers la responsabilité pénale devant les juridictions répressives ou vers la responsabilité politique devant les autorités parlementaires. Afin d’éviter d’achopper une fois encore sur la faiblesse bien connue des mécanismes de responsabilité politique sous la Ve République, on pourrait imaginer renforcer ceux-ci. La décision de ne mettre en jeu que la responsabilité politique du ministre pourrait ainsi entraîner la création de droit et sans délai d’une commission d’enquête parlementaire aux pouvoirs renforcés, dont les conclusions feraient l’objet d’un débat inscrit de droit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. On sortirait ainsi de trente ans d’atermoiements et de mélange des genres.
Voici ce qu’a décidé la CJR