Par Clémence Zacharie, Maître de conférences, IAE Paris Est, rattachée au CERSA-Paris II Panthéon Assas, UMR 7106

Rappel des faits

À la demande du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, un décret en Conseil des ministres en date du 21 juin dernier a prononcé la dissolution du collectif écologiste. Le Gouvernement considérait alors que ce regroupement d’associations et de syndicats était à l’origine de violences lors de manifestations contestant des projets de construction d’infrastructures (on retiendra l’historique ZAD de Notre dame des Landes, mais aussi la contestation de la ligne TGV Lyon-Turin ou la construction des fameuses « bassines » de Sainte Soline).  

Une première décision du Conseil d’Etat en date du 11 août dernier, prise dans le cadre d’une procédure de référé suspension, avait ordonné la suspension de la mesure d’interdiction, estimant pouvoir relever des doutes sérieux quant à la légalité de la mesure elle-même. Une discussion sur le terrain du droit avait été engagée avant le mois de juin, y compris au sein du Gouvernement, la question de la dissolution d’un collectif étant ouvertement posée. La réponse fut trouvée à travers la qualification de celui-ci de « groupement de fait », susceptible, bien que dénué de toute forme de personnalité juridique, d’être dissous. 

La Haute juridiction a confirmé ses préventions envers la légalité du décret du mois de juin par une décision en date du 9 novembre dernier (Conseil d’Etat, section, 9 novembre 2023, N° 476384) qui laisse demeurer des questions tant sur le recours à la dissolution qu’au cadre légal que le Conseil d’Etat semble vouloir poser sur le sujet.

La dissolution administrative, un outil exceptionnel dans les mains de l’Exécutif

La dissolution d’associations, tout d’abord, soulève l’épineuse question de l’atteinte au principe de liberté d’association, posé par la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association et défini par le Conseil constitutionnel comme ayant valeur constitutionnelle en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République selon une décision fondatrice du Conseil constitutionnel n°71-44 DC du 16 juillet 1971. Elle est aussi le corollaire nécessaire de la liberté d’expression. Mais la liberté d’association n’est pas pour autant absolue et la loi de 1901 elle-même a prévu en son article 3 que « toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement, est nulle et de nul effet ». 

Le promoteur de cette liberté avait donc, dès 1901, envisagé le cadre nécessaire à lui apporter en confiant à l’autorité judiciaire, par le biais du procureur de la République, le soin de s’opposer à la formation d’associations illicites. Le principe d’un encadrement judiciaire n’a été que tardivement complété par l’idée qu’à ce contrôle initial de l’objet pouvait s’ajouter la mise en œuvre d’une action de police administrative. Celle-ci, en dehors de l’analyse de l’objet associatif, permet d’envisager une dissolution administrative et non judiciaire, dans l’hypothèse où une association serait susceptible de causer des troubles à l’ordre public. 

Afin de contrer les manifestations insurrectionnelles de l’entre-deux-guerres, le gouvernement de Léon Blum fit voter la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées. Le principe est intégré au Code de sécurité intérieure en 2021 avec l’article L212-1 qui reprend la lettre de la loi de 1936. Le dispositif avait été déjà augmenté de nouveaux motifs de dissolution (atteinte à l’intégrité du territoire, terrorisme ou opposition au rétablissement de la légalité républicaine) et voyait son alinéa 1 complété d’une nouvelle hypothèse : la dissolution pouvait désormais être envisagée pour « toutes les associations ou groupements de fait : 1° qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens (l’ajout de la loi de 2021 est en italique). 

Dans son application, le recours à la dissolution administrative a connu des modes. Indéniablement, sous l’empire de la loi de 1936, le recours à la dissolution fut certes un moyen de préservation de l’ordre républicain, mais aussi un outil redoutable de défense des intérêts des différents gouvernements (aux milices privées du Front populaire ont succédé les mouvements pétainistes de l’après-guerre puis les mouvements nés de la décolonisation ou de l’opposition à celle-ci). Par la suite, les mouvements d’extrême droite ou racistes, les gauchistes et les indépendantistes ayant recours à la violence à partir de 1970 ont été visés par la dissolution. Parallèlement a été créé un dispositif propre aux associations de supporters. Ainsi, alors que cet outil devrait être exceptionnel, on ne peut que constater que tous les régimes s’en sont saisi depuis bientôt 90 ans, alors que la consécration par le juge constitutionnel du caractère fondamental de la liberté d’association aurait dû en limiter les cas d’application.  De ce point de vue, le contrôle du juge doit constituer une garantie qui reste à préciser.

Les interrogations demeurent quant au cadre juridique posé par le juge administratif 

Le rôle du juge sur la mise en œuvre du dispositif est déterminant. Celui-ci a déjà confirmé la conformité de l’article L 212-1 à la Constitution et à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Sa jurisprudence précise surtout le régime des décisions prises. Et de ce point de vue, la jurisprudence de 2023 constitue une évolution qui doit être remarquée. Jusqu’à présent, le juge ne faisait qu’opérer ce que l’on désigne comme un « contrôle normal de la qualification juridique des faits », s’assurant ainsi du fait que ce qui est reproché à l’association dissoute relève bien des cas prévus par le législateur. Une série de décisions de 2014, relatives à la dissolution d’association d’extrême droite (L’Œuvre française, Les Jeunesses nationalistes et Envie de rêver) ont d’ailleurs précisé la nécessité d’apprécier l’activité du groupement dissout concrètement. 

Ainsi, dans le cas de l’incitation à la violence et de la décision commentée, des messages d’incitation, la légitimation publique d’agissements violents et l’absence de modération, notamment sur les réseaux sociaux, ou d’incitations explicites sont autant d’éléments permettant d’établir l’atteinte à l’ordre public. L’affaire des Soulèvements de la Terre apporte donc des précisions utiles sur les méthodes d’analyse devant être mises en œuvre par le juge. On s’étonnera cependant que le juge ne considère pas comme une légitimation publique le fait de relayer, selon lui avec « une certaine complaisance », des images et vidéos d’affrontement. Il s’agit ici d’une appréciation souveraine de ce qu’est la désobéissance civile. Ce qui doit ici retenir l’attention est la décision du juge d’appliquer les règles propres à toute mesure de police administrative et de s’assurer, en application d’une jurisprudence fondatrice du droit public, l’arrêt Benjamin de 1933, que ces mesures sont nécessaires, proportionnées et adaptées aux faits constatés. Si la règle est en elle-même incontestable, l’application qu’en fait le juge soulève des questions. En effet, adoptant une position contraire à celle du rapporteur public, la section du contentieux décide de juger de la proportionnalité de la mesure d’interdiction. Le triple contrôle est alors fait non pas au regard de la nature des actes ciblés, mais de leurs effets puisque, constatant que « effectivement [ces actions ont pu] conduire à des dégradations matérielles, il apparaît toutefois, au regard de la portée de ces provocations, mesurée notamment par les effets réels qu’elles ont pu avoir, que la dissolution du groupement ne peut être regardée, à la date du décret attaqué, comme une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public ». Le raisonnement suivi renvoie plus à une logique de police judiciaire et donc de répression qu’à une logique de police administrative destinée à anticiper les risques à venir. Elle soulève la question du maintien d’une procédure réellement attentatoire aux libertés, mais dont l’efficacité interroge alors. Les jurisprudences à venir devront donc être scrupuleusement observées, tant elles permettront de cerner le régime juridique donné par le juge à la désobéissance civile.