Par Romain Le Boeuf, Professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille et directeur adjoint du Céric (DICE – UMR 7318)

Dans quel contexte intervient la proposition ?

Les dernières années ont été marquées par de nombreux affrontements militaires entre la République d’Azerbaïdjan et la République d’Arménie. Les images de la dernière offensive menée en octobre 2022 dans la région disputée du Haut-Karabakh ont marqué l’opinion, jetant sur les routes des dizaines de milliers d’habitants d’origine arménienne fuyant l’avancée des troupes azéries. Cet épisode n’était pourtant que le dernier d’une longue série d’affrontements entre les deux États.

Le Haut-Karabakh est une région montagneuse située à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Son histoire est complexe et a été largement obscurcie par les narratifs contradictoires des différents protagonistes, sur fond de concurrence des mémoires et des souffrances. Pour en rendre compte, il suffit de souligner que la région se trouve au point de rencontre des influences russe (au nord), turque (au sud-ouest) et iranienne (au sud-est). La situation politique, culturelle et religieuse de la région a été bousculée à de nombreuses reprises dans l’histoire, au gré de l’évolution des rapports de force entre ces puissants voisins. De ces changements nombreux, il a inévitablement résulté pour le Haut-Karabakh une succession de statuts administratifs variés, dont il est bien difficile de tirer une vérité univoque aujourd’hui.

En 1918, les Britanniques attribuent provisoirement l’administration du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan, en attendant une décision de la conférence de la paix qui se tient à Paris. Cependant, le traité de Sèvres de 1920 s’abstient de trancher la question et renvoie à des négociations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Or, les deux États sont à la même période intégrés à l’URSS, dont un Comité central prononce le 4 juillet 1921 le rattachement du Haut-Karabakh à la République d’Azerbaïdjan. Les historiographies arméniennes et azéries divergent sur le rôle joué par Staline dans cette attribution.

Étouffé par le régime soviétique, le problème ressurgit en 1988 à la faveur de la Perestroïka. Le Haut-Karabakh demande son rattachement à l’Arménie puis déclare son indépendance.

L’Azerbaïdjan riposte en suspendant le statut d’autonomie dont bénéficiait la région et en envoyant l’armée rétablir l’ordre. L’Arménie intervient pour soutenir le Haut-Karabakh. Sa victoire militaire lui assure en 1994 le contrôle du Haut-Karabakh et de plusieurs zones azerbaïdjanaises adjacentes, ainsi que le relevait encore la Cour européenne des droits de l’homme en 2015 dans l’affaire Chigarov. Le statu quo va perdurer jusqu’en 2020, lorsque Bakou engage une offensive qui lui permet de reprendre possession des régions voisines du Haut-Karabakh. Un cessez-le-feu est conclu le 10 novembre 2020 sous les auspices de la Russie, qui s’engage à y déployer une force de maintien de la paix. En 2022, une nouvelle offensive permet à l’Azerbaïdjan de reprendre le contrôle du Haut-Karabakh lui-même, mettant fin à près de 30 années d’administration arménienne et conduisant la population arménienne à fuir la région. C’est dans ce contexte qu’intervient la proposition arménienne d’un pacte de non-agression.

En quoi la proposition est-elle singulière ?

Avant d’aborder les mérites de la proposition, il est important d’en mesurer le caractère singulier. La proposition matérialise assurément la crainte de l’Arménie de voir l’Azerbaïdjan, après deux offensives victorieuses successives en 2020 et 2022, en mener une troisième. Cette troisième offensive aurait vis-à-vis de l’Arménie et de la communauté internationale une signification toute nouvelle. En 2020, l’Azerbaïdjan s’était borné à reprendre le contrôle de zones qui relevaient incontestablement de sa souveraineté, le Conseil de sécurité ayant constaté le caractère illicite de l’occupation arménienne dans ces régions (v. not. la résolution 884 du 12 novembre 1993). L’offensive de 2022 avait quant à elle consisté à reprendre le contrôle d’une zone disputée, certes, mais sur laquelle l’Azerbaïdjan revendiquait des droits dont elle avait elle-même été privée par la force en 1994. L’Azerbaïdjan ayant recouvré l’ensemble des territoires qui relevaient antérieurement de son autorité, une troisième offensive ne pourrait qu’être dirigée contre le territoire souverain de l’Arménie. Les conséquences pour cet État seraient évidemment dramatiques. L’Arménie cherche donc à se prémunir contre cette éventualité, ainsi qu’en témoigne sa récente adhésion à la Cour pénale internationale, qui a depuis le 1er février 2024 compétence pour tous les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide qui viendraient à se produire sur le territoire de l’Arménie. Cependant, l’Azerbaïdjan a toujours nié avoir des revendications sur le territoire arménien et a rappelé devant la Cour internationale de Justice que ses offensives de 2020 et 2022 n’avaient d’autre but que de « libérer ses territoires de l’occupation illégale de l’Arménie » (ordonnance du 7 décembre 2021). L’Azerbaïdjan doit mesurer ce qu’une nouvelle offensive aurait, dès lors, d’irrémédiablement contraire au droit international. Il n’en reste pas moins vrai que le garant russe n’a pas donné le meilleur des exemples ces dernières années et l’Arménie peut craindre que l’Azerbaïdjan en profite pour consolider son espace territorial, notamment vis-à-vis de son enclave du Nakhitchevan, isolée de l’autre côté du territoire arménien. La proposition d’un pacte de non-agression est donc singulière en ceci qu’elle intervient à un moment où le conflit est en quelque sorte revenu à son point d’origine, sans gain ni perte territoriale de part et d’autre, et que sa poursuite pourrait donner à l’affrontement une dimension toute nouvelle.

Sur un plan plus formel, la proposition est également atypique en ce qu’elle rompt avec la chronologie habituelle des processus de paix. Historiquement, et au risque de la caricature, un processus de paix consiste en la conclusion d’un accord de suspension des hostilités (trêve, armistice ou cessez-le-feu), suivi de l’adoption d’accords politiques partiels (jadis les traités préliminaires de paix, aujourd’hui les accords sectoriels) et de la signature solennelle d’un traité de paix en bonne et due forme, destiné à régler intégralement les différends liés à la guerre et à rétablir la paix. L’irruption d’un pacte de non-agression dans la mécanique d’un processus de paix a quelque chose d’inattendu : c’est d’ailleurs peut-être l’une des vertus de la proposition avancée, qui permet de sortir d’une routine depuis longtemps sans issue. Il n’en demeure pas moins que l’on peut se demander en quoi ce pacte de non-agression diffère dans son contenu et ses finalités d’un habituel cessez-le-feu.

Quels sont les intérêts et les limites d’un pacte de non-agression dans ces circonstances ?

Quant à ses finalités, il apparaît que le pacte proposé comporte un caractère provisoire – au sens étymologique du terme – en ce qu’il est envisagé en vue de favoriser un résultat futur : la conclusion d’un « traité de paix global ». Le pacte assume donc à cet égard les mêmes fonctions que celles assignées aux cessez-le-feu. Quant à son contenu, le pacte comprendra certainement un engagement des parties à ne plus utiliser la force pour régler leurs différends. Si ce contenu rejoint en grande partie celui d’un accord de cessez-le-feu, l’engagement pourrait en l’occurrence être renforcé et revêtu d’un caractère permanent, là où les cessez-le-feu n’ont en principe qu’un caractère temporaire. Dans ce cas, le pacte anticiperait la fin définitive de la phase militaire du conflit, sans attendre la conclusion du traité de paix.

La vertu humanitaire d’une telle solution n’est pas à démontrer : elle interdirait tout nouveau développement militaire et préviendrait utilement les calamités humanitaires inhérentes à la conduite des hostilités. La vertu politique de la proposition est également à souligner : elle constitue une mesure de confiance appréciable, de nature à renforcer vis-à-vis de l’Azerbaïdjan les perspectives d’une solution pacifique, ce qui présenterait le double avantage de relâcher la tension militaire et de faciliter le dialogue. La nouveauté de la démarche témoigne également d’une volonté de rompre avec une technique de négociation qui n’a pas fait ses preuves dans un Caucase perclus de conflits gelés.

Toutefois, la nouveauté n’est pas sans risques. Le fait de régler la question militaire de façon indépendante des conditions politiques risque de conduire les parties à n’avoir plus de levier pour faire avancer leurs revendications respectives : la question du Haut-Karabakh resterait alors sans solution, avec le risque évident d’une retombée dans la violence à la première occasion, en violation d’un pacte qui pourrait – s’il n’est adossé à une solution politique viable – n’avoir guère plus de valeur qu’un chiffon de papier. L’absence de solution politique laisserait également en suspens le sort des personnes déplacées, des prisonniers, de la libre circulation, de la nationalité des personnes arméniennes restées en Azerbaïdjan, ainsi que l’ensemble des autres questions soulevées par ce long conflit. La précipitation du volet militaire aurait alors pour corollaire malheureux l’enlisement du processus politique et la prolongation indéfinie du différend. Pour l’Arménie, la proposition comporte également le risque d’être perçue comme une renonciation sans condition à l’ensemble des droits qu’elle entend défendre au Haut-Karabakh, y compris ceux des populations arméniennes. Il est à espérer que les membres du groupe de Minsk voient dans cette proposition une occasion de reprendre un dialogue équilibré sur la base des Principes de base arrêtés en 2009, afin d’établir enfin une paix juste et durable pour les habitants de la région.