Par Lyna Maaziz, docteur en droit public, enseignant-chercheur à l’Université Paris-Panthéon-Assas et résidente à GSÜ

En effet, le 5 janvier, environ 200 obus ont été tirés par la RPDC à l’ouest de la péninsule dans un espace maritime symbolique, correspondant à la ligne de démarcation de facto des deux Corées, la « Ligne de limite nord » (« LLN »). Tracée dans la continuité de la zone démilitarisée (« DMZ ») convenue entre les deux parties dans le cadre de l’armistice de 1953, la LLN fait office de frontière maritime distinguant les eaux nord-coréennes des sud-coréennes. Les obus tirés se sont échoués au nord de celle-ci, jusqu’à présent aucun n’est réputé l’avoir franchie, à la différence des faits survenus le 2 novembre 2022 lorsque des tirs de missiles nord-coréens conduits dans l’espace maritime situé à l’est de la péninsule avaient donné lieu à une prétendue « invasion territoriale de fait par un missile qui a franchi la ligne de limite du Nord ». Il n’en demeure pas moins que les tirs du 5 janvier se prêtent à un attisement de la relation bilatérale, à l’heure de liens chaque jour plus distendus entre les Corées. Le discours des dirigeants impliqués fait intervenir le droit international. Ceux-ci mobilisent notamment la notion de « contre-mesures », réaction unilatérale à un fait internationalement illicite. Dès lors, comment interpréter juridiquement divers aspects qui ressortent de cette illustration de la dégradation des relations entre les deux Corées ?

Les tirs d’obus renouvelés à l’initiative de Pyongyang constituent-ils une « contre-mesure » au sens du droit international ?

Les tirs nord-coréens ont été effectués à proximité de deux îles abritant des civils sud-coréens, Yeonpyeong et Baengnyeong. Après avoir ordonné l’évacuation, Séoul voulant répondre à l’« acte de provocation », a réalisé à son tour des exercices à munitions réelles dans cette zone le jour-même. C’est alors que des tirs ont été renouvelés par les forces armées nord-coréennes les 6 et 7 janvier.

Le régime des contre-mesures peut être apprécié à la lumière du droit international coutumier, tel que reflété par les dispositions pertinentes du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international (2001) d’une part, et des études doctrinales consacrées à ce sujet d’autre part.      L’agence centrale de presse KCNA, chargée de la communication de la RPDC, a rapporté le 5 janvier que les tirs d’obus près des deux îles constituaient « une réponse naturelle et une contre-mesure » aux exercices militaires conduits par Séoul. Il est possible d’entrevoir ici une référence aux manœuvres militaires conjointes de l’année 2023 associant les forces armées sud-coréennes et américaines, dans un contexte d’intensification du partenariat de défense existant entre ces deux pays, qui intègre le Japon également. De tels comportements sont, de fait, de nature à nourrir un sentiment de menace pour Pyongyang. Le régime peut raisonnablement y voir une atteinte à ses intérêts stratégiques dans la région. Pour autant,      le préjudice subi par la Corée du Nord ne paraît pas être caractérisé.

Au regard d’un embrasement des tensions dans la péninsule, révélé par les récentes déclarations belliqueuses de Kim Jong-un, le renforcement d’une alliance militaire autour de la Corée du Sud est peu susceptible de constituer en tant que tel un fait internationalement illicite justifiant une telle réaction unilatérale de la part de la RPDC, et dont elle pourrait prétendre en demander la cessation. Pour pouvoir être qualifiés de contre-mesure, les tirs d’obus doivent en outre avoir un caractère exceptionnel et temporaire. Tout en tenant compte du caractère répétitif des tirs, lesquels ont été renouvelés les 6 et 7 janvier, en réaction à la riposte sud-coréenne du 5 janvier, ces conditions pourraient être satisfaites.

Enfin, la réponse à cette question ne peut se passer de l’examen de la proportionnalité de la série d’actes portée à notre analyse. Il est difficile de conclure que ce critère est vérifié en l’absence de notification préalable alors que les îles sont habitées par près de 2000 civils, et ce d’autant plus que des événements similaires en 2010 avaient entraîné des pertes humaines.

S’agit-il d’un fait d’actualité sans précédent  en mer Jaune ? Ou doit-on à l’inverse tempérer le caractère exceptionnel des récents événements ?

Le choix de la mer Jaune pour réaliser ce tir d’artillerie n’est pas anodin. Les espaces maritimes situés au niveau de la « Ligne de limite nord », prolongement en mer de la « frontière » intercoréenne, ont été la cible de plusieurs confrontations réalisées avec des munitions réelles. Parmi les plus importantes, il est possible de citer les batailles navales de juin 1999, de juin 2002, de novembre 2009,     le naufrage de la corvette « Cheonan » en mars 2010 imputé à la RPDC, et enfin le bombardement de Yeonpyeong en novembre 2010, ayant causé la mort de deux soldats et de deux civils. Pour ces raisons, il y a lieu de retenir que les tirs d’obus des 5, 6 et 7 janvier sont dépourvus de caractère sans précédent.

En revanche, en raison du temps important écoulé sous le signe de l’accalmie, soit un peu plus de treize ans sans hostilités de grande envergure faisant craindre « une menace pour la paix dans la péninsule coréenne » – pour reprendre la formule du Ministre sud-coréen de la défense prononcée le 5 janvier -, les coups de canon de début janvier 2024 revêtent bien un caractère exceptionnel. Ils s’inscrivent dans un contexte de tensions exacerbées à l’échelle bilatérale, et témoignent d’une escalade de provocations de part et d’autre de la zone démilitarisée (« DMZ »). D’ailleurs, il n’est pas insignifiant de relever que Pékin, tout comme Washington, ont invité les parties à la retenue. En élargissant le prisme au-delà de la mer Jaune, cette dernière recommandation ne semble pas avoir été suivie de très près eu égard au tir de missile balistique par la RPDC du 14 janvier, qui s’est échoué dans la mer du Japon, dans l’indifférence des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.

Cette escalade des tensions remet-elle définitivement en cause l’accord militaire intercoréen du 19 septembre 2018 ?

La péninsule coréenne est placée dans un état de cessez-le-feu, à défaut d’être dans celui de paix. Pour s’en rendre compte, il suffit de se reporter aux instruments qui en régissent le fonctionnement, à savoir l’armistice du 27 juillet 1953. Depuis, les deux Corées vivent séparément au gré des circonstances, alternant entre des temps agités de belligérance et des vagues de rapprochement diplomatique. De ce point de vue, il convient d’évoquer le processus de normalisation des relations entre Séoul et Pyongyang entamé au printemps de l’année 2018, ayant permis non seulement de convenir de la mise en place d’une ligne de communication directe, mais aussi d’aboutir à l’ accord militaire intercoréen du 19 septembre 2018. Il en a notamment résulté la création de « zones tampons » démilitarisées en mer aux abords de la ligne de démarcation.

En novembre dernier, à la suite du lancement d’un satellite de reconnaissance par la RPDC, le lien de communication a été rompu. De plus, la République de Corée a dénoncé partiellement ledit accord. Dès lors que l’annonce a été faite par le ministre sud-coréen de la Défense, une autorité officielle compétente, elle est propre à lier l’État. Ceci a eu pour effet de suspendre les effets d’une partie des dispositions     . Assez rapidement, la Corée du Nord a à son tour révoqué son engagement. Par conséquent, les effets juridiques de cet accord ont nécessairement évolué à la suite de tels revirements. Les tirs d’obus réalisés dans un espace maritime correspondant précisément à l’une des zones tampon identifiées par l’instrument entérinent dans les faits le changement de la situation de droit. La tendance semble ainsi confirmer la thèse de la remise en cause de l’accord à cette heure, sans toutefois laisser présager un caractère « définitif » de celle-ci. Les appels de la Corée du Sud à respecter le contenu de l’accord démontrent sans doute que celui-ci n’est pas entièrement affecté. Il n’est pas certain que cela suffise à permettre une sortie de la crise.