Saisie des avoirs russes : un parcours d’obstacles juridiques
L’Assemblée nationale a adopté une proposition de résolution européenne « appelant au renforcement du soutien à l’Ukraine » dont l’essentiel repose sur une proposition de saisie des avoirs russes gelés depuis 2014 et 2022. Moralement opportune, cette idée pose de lourdes difficultés juridiques.

Par Daniel Mainguy, Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne (Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Sorbonne Arbitrage, Clinique Juridique Lawfare de la Sorbonne)
Quel est le sens de la proposition de résolution européenne ?
Cette proposition de résolution – qui n’a aucune valeur contraignante – adoptée le 12 mars 2025 se divise en 41 sous-résolutions dont la sous-résolution n° 27 qui « exhorte l’Union européenne et ses États membres à procéder sans délai à la saisie des avoirs russes gelés et immobilisés ainsi qu’à l’affectation intégrale des intérêts qu’ils génèrent, afin de financer le soutien militaire à l’Ukraine dans sa résistance ainsi que sa reconstruction et d’assurer la sécurité du continent face aux menaces extérieures ».
C’est effectivement la difficulté majeure : aider, soutenir, reconstruire, et financer l’ensemble, surtout si les Etats-Unis ne renouvellent pas leur soutien (la récente décision de « reprendre » l’aide américaine annoncée à Djeddah par le Président Trump ne concerne que l’achèvement de la dernière aide votée par le Congrès en novembre 2024, par ailleurs en fin d’exécution).
Financer donc, mais avec l’argent des autres, celui des Russes notamment, plus exactement leurs fonds et ressources gelés à la suite du Règlement UE n° 269/2014, encore modifié le 25 février 2025, et explicité par les lignes directrices du 4 mai 2018 sur les sanctions économiques.
Le montant des fonds gelés est estimé à environ 25 milliards d’euros, appartenant à des entités ou des personnes privées. À cela s’ajoutent 210 milliards d’euros de titres de pays de l’Union européenne, détenus par la Banque centrale russe et situés sur le territoire de l’Union Européenne. Ces sommes incluent également les intérêts accumulés.
Deux voies de financement seraient alors envisagées : la saisie des intérêts produits par ces sommes jusqu’à la saisie des sommes gelées elles-mêmes.
La proposition de résolution est-elle compatible avec le statut des « gel de fonds et de ressources économiques » ?
Les obstacles juridiques sont considérables. Ils relèvent de l’Union européenne et, en particulier, des dispositions du Règlement UE n° 269/2014, notamment de son article 2. Cet article constitue le fondement juridique du gel des fonds pour lesquels un certain nombre de dérogations sont prévues. Celles-ci sont strictement encadrées afin de tenir compte des besoins fondamentaux des personnes visées.
Les sanctions de gels de fonds ne constituent ni une confiscation ni une expropriation, mais bien un « gel ». Il s’agit d’une forme de consignation imposée unilatéralement, temporaire, avec dépossession, destinée à terme à prendre fin et revenir entre les mains de leurs propriétaires ou détenteurs.
La question de la « saisie », c’est-à-dire de l’expropriation, des intérêts de ces montants, considérables, se pose donc. L’article 7 du Règlement dispose que « L’article 2, paragraphe 2, n’empêche pas les établissements financiers ou de crédit de créditer les comptes gelés lorsqu’ils reçoivent des fonds versés par des tiers sur le compte d’une personne physique ou morale, d’une entité ou d’un organisme inscrit dans la liste, à condition que toute majoration de ces comptes soit également gelée ».
Or, ce « gel » des comptes fait obstacle, en l’état de la jurisprudence européenne, à toute opération sur ces comptes au profit de créanciers des entités sous sanctions. Les saisies, même conservatoires, restent interdites, sauf pour des condamnations obtenues avant cette sanction.
Par conséquent, si la saisie des intérêts produits par les sommes gelées pour financer l’aide à l’Ukraine, sous la forme de livraisons d’armement ou de participation à sa reconstruction, semble a priori une opération assez vénielle par comparaison à la saisie des sommes gelées elles-mêmes, elle demeure soumise aux mêmes interdictions.
La saisie des fonds gelés est-elle juridiquement possible ?
Du point de vue de l’opinion publique et des objectifs des gouvernements des pays de l’Union européenne, la pression s’accentue pour résoudre une contradiction financière paradoxale entre deux solutions : 1) il faut aider l’Ukraine, notamment depuis son « lâchage » par les Etats-Unis qu’il soit actuel, retardé ou probable et 2) ce n’est pas au contribuable européen de payer (surtout le contribuable français qui ne peut guère) alors que 3) des sommes colossales, russes, celles de l’agresseur donc, dont les « dirigeants » sont désignés comme des « criminels de guerre » dans les sous-résolutions n° 29 et 30, sont présentes, sur le territoire de l’Union européenne et apparemment disponibles : 235 milliards d’euros. Mais 4) il faut respecter les valeurs de l’Etat de droit et du droit international, y compris avec la Russie et 5) l’expropriation de la propriété d’autrui pour des raisons politiques est évidemment prohibée dans l’ordre international, de sorte qu’il faudrait bien à terme rembourser les fonds saisis.
Il ne suffit donc pas d’affirmer, comme on l’entend parfois, que la saisie de ces fonds serait une conséquence nécessaire des multiples violations du droit international humanitaire commises par la Russie. Il n’est pas suffisant non plus d’invoquer le « précédent » de la saisie des intérêts de ces fonds gelés. Celui-ci repose sur la décision du Conseil du 12 février 2024, elle-même faisant suite à une décision du G7 qui aurait ainsi « dégelé » et « confisqué » ces intérêts, ce qui est une lecture très extensive de cette décision, restée par ailleurs en suspens à notre connaissance.
La seule solution juridiquement fondée serait d’obtenir une condamnation judiciaire ou arbitrale d’une ou plusieurs personnes ou entités sous sanctions. Il faudrait alors qu’une dérogation soit introduite pour permettre de prélever ces sommes sur les fonds gelés (au-delà donc de la dérogation de l’article 11 bis), voire d’une condamnation de la Russie ou de ses démembrements eux-mêmes qui supposerait de résoudre des questions sensibles d’immunité de juridiction et d’exécution. On en revient donc à l’idée qu’il faudrait tout à la fois respecter les règles d’un état de droit et de fonder juridiquement un accès à ces fonds gelés : la quadrature du cercle.
Un autre argument milite en défaveur de cette saisie par l’observation que, politiquement, ce serait un très mauvais signal envoyé au monde. Si, en effet, ces sommes russes se trouvent sur le territoire de l’Union européenne, c’est d’une part parce que des titres ou fonds en euros y ont été « achetés » et d’autre part parce que leurs détenteurs, non-européens, ont – avaient – confiance dans le respect de l’Etat de droit et, plus spécifiquement, le respect de la propriété. Or, des fonds et titres de ce type en euros sont détenus par toutes sortes d’acteurs non-russes, au comportement sur la scène internationale parfois erratique. La crainte d’un gel puis d’une saisie pourrait les faire réfléchir.
En d’autres termes, les intentions exprimées à l’égard de l’Ukraine doivent être financièrement assumées par ceux qui les portent. Dès lors, la saisie des intérêts ou des fonds eux-mêmes, sans justification juridique ou judiciaire fondée, demeure impossible – sauf à en admettre le caractère potentiellement réversible.