par Gesa Dannenberg, maître de conférences en droit public à Paris Cergy-Université

De qui émane et comment est formulée cette demande d’avis ?

La procédure consultative prend son origine dans une demande d’avis de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU), formulée dans sa résolution A/RES/77/247 du 30 décembre 2022 de la manière suivante :

a) Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?

b) Quelle incidence les politiques et pratiques d’Israël visées au paragraphe 18 a) ci-dessus ont-elles sur le statut juridique de l’occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations Unies ?

Cette demande d’avis s’était d’emblée attirée les critiques, notamment en raison de craintes qu’une réponse de la Cour aux questions posées, qui ne portent que sur le seul comportement israélien, risquerait de perturber une issue négociée du conflit israélo-palestinien. Mais c’est aussi, de manière plus générale, la question de la « surjudiciarisation » des relations internationales qui avait été soulevée dans le cadre de la discussion du projet de résolution de l’Assemblée générale. Depuis le 7 octobre, l’objet de la procédure paraît de surcroît en décalage avec l’actualité internationale, celle-ci ayant déplacé le curseur des « faits accomplis » vers de nouveaux faits internationaux. 

Avant toutefois de mettre en doute l’intérêt d’un avis que pourrait rendre la CIJ dans cette affaire, il est nécessaire de bien préciser la nature et les potentialités d’une telle procédure consultative.

Quelle procédure consultative ?

Le premier élément important est que la fonction consultative n’émane pas de la fonction contentieuse ordinaire de la Cour, mais constitue un pouvoir distinct. Il s’agit non pas de trancher un différend entre États, mais de répondre à une ou plusieurs questions juridiques formulées par des organes ou institutions spécialisées ou apparentées de l’ONU. L’acte rendu à l’issue de la procédure est un avis dépourvu de l’autorité de la chose jugée et non pas un acte juridictionnel. Même si des conséquences politiques certaines découleront d’un éventuel constat de violation et d’une éventuelle identification d’un contenu précis de la responsabilité internationale d’Israël par la CIJ, celle-ci dira donc le droit de manière non-obligatoire. Selon la Cour, son avis est plus précisément un « moyen […] pour assister [les organes de l’ONU et institutions qui en font la demande] dans leurs activités » (CIJ, Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif du 22 juillet 2010, § 33). Ainsi, elle ne pourra fournir que des réponses à des questions juridiques, qui doivent être comprises comme telles, et non pas une qualification juridique complète du conflit.

Le deuxième élément à rappeler est le contexte de la formulation de la demande d’avis par l’AGNU. La demande d’avis a été recommandée dans le rapport de la Commission d’enquête du Conseil des droits de l’homme sur Israël publié en septembre 2022, qui avait constaté l’existence de violations de droits humains par Israël à Gaza. Si les résolutions sur les Pratiques israéliennes affectant les droits humains du peuple palestinien dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est de l’Assemblée générale sont (quasi) annuelles, le choix d’ajouter cette fois-ci une demande d’avis témoigne de la volonté de trouver un prolongement judiciaire à ce travail de qualification des faits. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que la CIJ est sollicitée par l’AGNU pour se prononcer sur le conflit. Une procédure consultative sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé s’était déjà conclue en 2004 par un constat de violations du droit international de la part d’Israël ainsi que par un examen des conséquences en résultant.

Quelles raisons pourraient justifier un refus de rendre un avis consultatif ?

Etant donné le contexte actuel, la CIJ pourrait-elle tout simplement refuser de rendre un avis consultatif ? 

Tout d’abord, la Cour doit refuser d’exercer sa compétence consultative si elle est incompétente. Un tel défaut de compétence peut résulter soit de l’incompétence de celui qui sollicite l’avis consultatif, soit du défaut du caractère juridique de la question posée (CIJ, Licéité de l’utilisation des armes nucléaires par un État dans un conflit armé, avis consultatif du 8 juillet 1996, §§ 10 et s.). Ces deux points ne soulèvent pas de problème ici. L’Assemblée générale est bien compétente en vertu de la Charte des Nations unies pour poser les questions ci-dessus à la Cour ; d’éventuels empiétements sur les pouvoirs du Conseil de sécurité avaient d’ores et déjà été discutés dans l’affaire consultative sur le Mur et ne sont pas non plus pertinents ici. Les questions formulées dans la demande d’avis sont bel et bien des questions juridiques dans la mesure où il s’agit d’identifier les conséquences qui découlent de violations du droit international.

Il reste que rendre un avis consultatif est d’abord un pouvoir discrétionnaire : même si la Cour peut connaître d’une demande d’avis, elle peut néanmoins refuser d’y répondre (CIJ, Mur, avis consultatif du 9 juillet 2004, § 44). Cette discrétion a précisément pour but de protéger l’« intégrité de la fonction judiciaire de la Cour » (CIJ, Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, avis consultatif du 25 février 2019, § 64). La Cour internationale de Justice réduit toutefois elle-même considérablement le champ de cette discrétion en considérant que rendre un avis consultatif « constitue une participation de la Cour, elle-même ‘organe des Nations Unies’ à l’action de l’Organisation et, en principe, elle ne devrait pas être refusée » (CIJ, Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie (première phase), avis consultatif du 30 mars 1950, p. 71). Au contraire, la Cour estime qu’en raison de ses responsabilités en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies, il faudrait qu’il y ait des « raisons décisives » pour justifier un tel refus (CIJ, Mur, § 44).

Existe-t-il en l’espèce de telles « raisons décisives » susceptibles d’amener la Cour à refuser de se prononcer ? Serait-il par exemple possible que la Cour refuse de se prononcer en invoquant des raisons d’opportunité politique ? La réponse est négative, car dans sa pratique consultative, la Cour considère que l’opportunité politique de l’avis est à apprécier par celui qui le sollicite et non pas par elle-même (CIJ, Mur, § 62). De la même manière, la Cour s’interdit de tenir compte des « motifs ayant inspiré les États qui sont à l’origine, ou votent en faveur, d’une résolution portant demande d’avis consultatif » (par exemple CIJ, Kosovo, § 33). Elle estime en effet qu’elle répond à l’auteur de la demande d’avis et non pas directement aux États (CIJ, Interprétation des traités de paix, p. 71). Une demande, même hautement politisée, ne devrait donc pas pouvoir faire échec à une analyse juridique fournie par la Cour.

Ce qui est finalement décisif n’est pas tant l’opportunité politique de l’avis de la Cour que « l’opportunité d’exercer sa fonction judiciaire » (CIJ, Mur, § 45). La Cour refuserait par conséquent de répondre à une question qui l’amènerait à remettre en cause sa fonction judiciaire (CPJI, Affaire du Statut de la Carélie Orientale, série B n° 05, avis consultatif du 23 juillet 1923, en particulier §§ 28 et s.). Plusieurs tentatives ont été faites dans le passé pour arguer une telle remise en cause. La Cour internationale de Justice ne l’a toutefois à ce jour jamais admise. Elle a notamment précisé que sa fonction n’était pas compromise si elle devait répondre à des « questions de fait complexes et controversées » aussi longtemps qu’elle disposera « de renseignements et d’éléments de preuve suffisants pour être à même de porter un jugement sur toute question de fait contestée et qu’il lui faudrait établir pour se prononcer d’une manière conforme à son caractère judiciaire » (CIJ, Sahara occidental, avis consultatif du 16 octobre 1975, § 46). Le site internet de la Cour fait d’ores et déjà état du nombre très important de documents communiqués par la seule AGNU à la Cour. La complexité factuelle du conflit israélo-palestinien ne sera donc pas un argument pertinent.

Dans son avis consultatif sur le Sahara occidental, la Cour a toutefois admis que le « caractère judiciaire de la Cour » (§ 33) s’oppose à ce que le prononcé d’un avis consultatif contourne le principe selon lequel elle ne peut pas régler un différend entre États sans leur consentement. Même si les questions soumises à la Cour sont habilement formulées d’une manière qui vise les conséquences générales pour tous les États et les Nations Unies, on peut en effet se poser la question si le centre de gravité des problèmes juridiques ne prend pas son origine dans un conflit bilatéral pour le règlement duquel Israël n’aurait pas consenti à la juridiction de la Cour. Toujours est-il que les hostilités actuelles démontrent, mais aussi les réactions des États et organisations internationales, à quel point il est difficile de réduire le conflit israélo-palestinien à une simple dimension bilatérale. Dans son avis sur le Mur, la CIJ avait par ailleurs identifié un intérêt spécifique de l’ONU dans l’analyse des questions soulevées.

La Cour peut-elle reformuler les questions posées ?

En réalité, l’enjeu n’est pas tant le refus de rendre un avis consultatif que les questions juridiques pertinentes auxquelles il convient de répondre. La Cour de La Haye distingue à cet égard entre les questions formulées par l’auteur de la demande et les questions juridiques identifiées par elle-même comme celles qui font l’objet de la demande d’avis. Ce faisant, la Cour veille à préserver les « exigences de son caractère judiciaire dans l’exercice de sa compétence consultative » dans la mesure où « elle doit rechercher quelles sont véritablement les questions juridiques que soulèvent les demandes formulées dans une requête. » (CIJ, Interprétation de l’accord du 25 mars 1959 entre l’OMS et l’Égypte, avis consultatif du 20 décembre 1980, § 35) La Cour estime que sa réponse doit être « pertinente » et « utile » (CIJ, OMS-Égypte, § 10). 

Voilà pourquoi, elle a la possibilité de « s’écarter du libellé de la question qui lui est posée lorsque celle-ci n’est pas correctement formulée […] ou ne met pas en évidence les ‘points de droit […] véritablement […] en jeu’ » (CIJ, Chagos, § 135), voire de reformuler les questions. Cette latitude, si elle est habilement utilisée, pourrait permettre d’objectiver quelque peu sa réponse face à une demande contestée et d’éviter que sa réponse en droit ne compromette pas davantage une résolution politique du différend. A cet égard, il suffit à nouveau de rappeler l’avis sur le Mur de 2004 dans lequel la Cour internationale de Justice termine son analyse en identifiant des obligations non seulement pour Israël mais également pour la Palestine et s’adresse à l’Assemblée générale des Nations Unies pour soutenir une solution négociée du conflit.