Plainte de l’Afrique du Sud pour risque de génocide à Gaza : quel rôle pour la Cour internationale de Justice ?
Le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud a déposé une requête auprès de la Cour internationale de Justice (CIJ) au sujet de supposés manquements par cet État aux obligations qui lui incombent en ce qui concerne les Palestiniens dans la bande de Gaza; elle a également prié la Cour d’indiquer des mesures conservatoires. Quelles sont les conséquences possibles ?
Par Lucie Delabie, Professeure de droit public et membre élue au sein de la Commission de la recherche (UPJV)
En quoi la Cour internationale de Justice peut-elle contribuer à la préservation de la paix ?
En actionnant ainsi le levier de la justice internationale, l’Afrique du Sud suit le mouvement initié par d’autres États qui cherchent auprès de la CIJ un moyen d’obtenir des avancées pour rétablir la paix tandis que le Conseil de sécurité, pourtant « principal » responsable en la matière d’après l’article 24 de la Charte, n’en n’a pas la capacité. L’adoption par ce dernier de la résolution 2720 le 22 décembre 2023, dans un contexte de fortes tensions politiques, n’a pas permis de faire évoluer la situation sur le terrain. Ce sont pour les mêmes raisons, parce qu’aucune avancée ne pourrait être obtenue au sein du Conseil de sécurité, bloqué par le droit de veto dont dispose la Russie, que l’Ukraine introduisait, le 27 février 2022, sur le même fondement conventionnel, une requête contre la fédération de Russie à la suite de son invasion du territoire ukrainien.
Si les arguments juridiques et les raisons politiques qui sous-tendent ces stratégies contentieuses diffèrent selon les États demandeurs, elles conduisent à faire des juridictions internationales le forum privilégié vers lequel se tourner en temps de conflit armé. Envisager la justice internationale comme alternative à la guerre n’est pas nouveau. En témoigne l’inscription « Pacis tutela ad judicem » qui figure sur la façade du Palais de la paix. Telle est d’ailleurs la mission de la Cour en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies : régler pacifiquement les différends.
En l’espèce, en saisissant la CIJ, l’Afrique du sud répond aux appels lancés par un certain nombre d’observateurs, notamment des universitaires qui invitaient le 13 décembre 2023 à « déclencher les procédures internationales de règlement des différends disponibles » (opinion publiée sur le Club des juristes).
A quel titre la Cour peut-elle se prononcer sur la situation à Gaza ?
L’action est portée au titre de l’article 36 §1 du Statut de la Cour et de l’article IX de la Convention sur le génocide selon lequel « les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend ». Or l’Afrique du Sud et Israël sont parties contractantes à cet instrument conventionnel. L’adhésion de la Palestine a quant à elle été officiellement enregistrée en avril 2014.
L’Afrique du sud n’est pas le premier État à invoquer ladite convention comme fondement de la compétence de la Cour, condition première avant que celle-ci ne se prononce sur le fond d’une affaire. Déjà en 1993, la Bosnie déposait une requête contre la République fédérative de Yougoslavie dans le contexte d’effondrement de l’Ex-Yougoslavie. En 2019, c’est au tour de la Gambie d’introduire une requête contre le contre le Myanmar pour les actes adoptés, accomplis ou tolérés par ce dernier envers le groupe rohingya et qui revêtent, selon le demandeur, un caractère génocidaire en ce qu’ils ont pour but de détruire, en tout ou en partie, ce groupe ethnique, racial et religieux. Enfin, le 26 février 2022, l’Ukraine s’est appuyée sur cette convention en invoquant un différend juridique avec la Russie compte tenu de ses allégations selon lesquelles l’Ukraine commettrait un génocide contre les populations résidant à l’Est de l’Ukraine.
Ce type de demande s’inscrit dans une stratégie contentieuse classique qui consiste à rechercher quel instrument juridique peut fonder la compétence de la Cour, qui n’est pas systématique. Celle-ci ne tient pas à la seule qualité d’État membre de l’Organisation des Nations Unies mais, conformément au principe du consensualisme, suppose que les États aient accepté sa compétence, notamment par voie de clause compromissoire, tel qu’illustrée par l’article IX de la Convention sur le génocide précité.
Dans quel but la Cour est-elle saisie ?
L’objectif du demandeur est double. D’après la requête, il s’agit non seulement de faire reconnaître que les actions israéliennes commises à Gaza peuvent être qualifiées de génocide, mais aussi de pousser la Cour à prendre des mesures pour qu’Israël cesse « immédiatement ses opérations militaires à et contre Gaza ».
Sur le premier point, la question posée à la Cour traduit les interrogations soulevées quant à la qualification juridique des actes commis par Israël dans la bande de Gaza en réponse aux attaques du Hamas sur son territoire le 7 octobre 2023. Plusieurs experts indépendants des Nations Unies ont alerté les membres de la Communauté internationale des graves violations commises par Israël à l’encontre des Palestiniens au lendemain du 7 octobre, en particulier à Gaza, et ont mis en évidence les preuves d’une incitation croissante au génocide, d’une intention manifeste de « détruire le peuple palestinien sous occupation », d’appels bruyants à une « seconde Nakba ». Ces alertes ont été réitérées par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale le 21 décembre 2023.
La qualification de génocide ne saurait toutefois se résumer à ces « mots-slogans », brandis comme autant d’affirmations politiques (v. à ce sujet la lettre du Président de la SFDI à propos du conflit entre le Hamas et Israël). La définition juridique en est donnée à l’article II de la Convention de 1948 selon laquelle « le génocide s’entend comme l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. L’article III dispose quant à lui que peuvent être « punis les actes suivants : a) Le génocide ; b) L’entente en vue de commettre le génocide ; c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d) La tentative de génocide ; e) La complicité dans le génocide. »
Dans sa requête, de plus de 80 pages, l’Afrique du sud affirme que « les actes et omissions d’Israël revêtent un caractère génocidaire, car ils s’accompagnent de l’intention spécifique requise … de détruire les Palestiniens de Gaza en tant que partie du groupe national, racial et ethnique plus large des Palestiniens » et que, « par son comportement — par l’intermédiaire de ses organes et agents et d’autres personnes et entités agissant sur ses instructions ou sous sa direction, son contrôle ou son influence — à l’égard des Palestiniens de Gaza, Israël manque aux obligations qui lui incombent au titre de la convention contre le génocide ». Elle avance également qu’« Israël, en particulier depuis le 7 octobre 2023, manque à son obligation de prévenir le génocide, ainsi qu’à son obligation de punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide », et « s’est livré, se livre et risque de continuer à se livrer à des actes de génocide contre le peuple palestinien à Gaza ».
En se déclarant compétents, les juges de la CIJ pourraient apporter des clarifications bienvenues quant à la pertinence de la qualification de génocide, tel que défini à l’article II de la Convention. Cela constituerait une étape importante dans l’appréciation juridique des faits par un tiers impartial et indépendant, notamment dans la détermination de l’existence d’une intention spécifique (dolus specialis) de destruction du groupe, que, dans sa jurisprudence antérieure, la Cour a caractérisé par l’existence d’un plan ou d’une politique voulue par un État ou une organisation.
Reste que l’adoption d’une décision sur le fond par la Cour pourrait prendre des mois, voire des années. À plus brève échéance, l’urgence de la situation a conduit l’Afrique du sud à demander à la Cour l’indication de mesures conservatoires conformément à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, comme « protection contre un nouveau préjudice grave et irréparable aux droits que le peuple palestinien tient de la convention contre le génocide », et de « faire en sorte qu’Israël respecte les obligations que lui fait la convention de ne pas commettre de génocide, et de prévenir et de punir le génocide ».
Dans les affaires précédentes dont la Cour a eu à connaître au titre de cet instrument conventionnel, les États demandeurs avaient également assorti leurs requêtes de demandes en indications de mesures conservatoires à titre provisoire. De telles mesures ne sont pas systématiquement indiquées par la Cour. Néanmoins, si celle-ci venait à constater en l’espèce que les conditions d’urgence, d’existence de droits à protéger et de risque qu’un préjudice irréparable soit causé à ces droits étaient réunies, la Cour pourrait prononcer des mesures conservatoires qui s’imposeraient aux parties, exigeant notamment de ces dernières qu’elles prennent toutes les mesures nécessaires pour prévenir tout acte entrant dans le champ d’application de la Convention ; qu’elles veillent à ce que les entités qui relèvent de leur autorité ou qui sont sous leur contrôle ne commettent pas, n’incitent pas ou ne se rendent pas complices de tels actes.
Quelles sont les chances de succès de la saisine ?
Tout en dénonçant la requête introduite par l’Afrique du Sud, Israël devrait participer aux audiences, qui se tiendront les 11 et 12 janviers prochains, soit moins de 15 jours après l’introduction de l’instance. La rapidité avec laquelle la Cour a fixé ces audiences est comparable à celle observée dans l’affaire opposant l’Ukraine à la Russie face à l’atteinte portée aux principes fondamentaux du droit international que sont l’interdiction du recours à la force et la violation de la souveraineté territoriale d’un État indépendant. La Cour avait alors indiqué des mesures conservatoires le 16 mars 2022, soit moins d’un mois après le dépôt de la requête.
L’indication de mesures conservatoires suppose toutefois qu’au-delà des conditions d’urgence, d’existence de droits à protéger et de risque qu’un préjudice irréparable soit causé à ces droits, la Cour se déclare prima facie compétente et, pour ce faire, qu’elle vérifie l’existence d’un différend juridique entre les parties, c’est-à-dire, selon une jurisprudence constante, l’existence de points de vue nettement opposés. Il ne suffit pas de dire que la Convention s’applique ou ne s’applique pas au cas d’espèce et il appartiendra à la Cour d’examiner les éléments de preuve qui lui sont soumis pour en attester, notamment les actions et déclarations de l’Afrique du Sud et les réactions d’Israël eu égard à la violation par cet État de ses obligations conventionnelles. On observera que dans les affaires dont elle a eu à connaître antérieurement au sujet de l’interprétation et de la Convention sur le génocide, la Cour a reconnu cette compétence prima facie et a ordonné des mesures conservatoires aux parties. En l’espèce, le fait que l’Afrique du Sud ne soit pas directement impliquée dans le conflit est sans incidence. C’est en tant que partie à la Convention sur le génocide, selon laquelle les États préviennent la commission d’un génocide, qui justifie sa demande. Dans l’affaire Gambie c. Myanmar, la Cour a d’ailleurs rappelé « le droit de toutes les autres parties contractantes de faire valoir l’intérêt commun à ce qu’il soit satisfait aux obligations erga omnes partes énoncées » dans la Convention sur le génocide (Arrêt du 22 juillet 2022 sur les exceptions préliminaires , § 113).
L’indication de mesures conservatoires, si elles sont adoptées par la Cour, ne mettra sans doute pas fin aux actions menées par Israël à Gaza, qui agit en réaction aux attaques terroristes et les prises d’otages perpétrées par le Hamas sur son propre territoire, et qui constituent elles-mêmes des violations des règles élémentaires du droit international. Cela conduit d’ailleurs les représentants israéliens et palestiniens, à s’accuser mutuellement de génocide au sein des instances internationales. Les mesures susceptibles d’être adoptées par la Cour pourraient toutefois contribuer à exercer une pression supplémentaire sur le gouvernement israélien, ne serait-ce que pour infléchir la position de ce dernier quant aux conditions d’accès aux populations civiles et aux transferts de population. Ces éléments apparaissent d’autant plus importants qu’au-delà l’action militaire en cours à Gaza, se pose la question du devenir de ce territoire à plus long terme.
L’interprétation de l’article IX de la Convention qui fonde la compétence de la Cour constitue un enjeu juridique majeur qui, en dehors des seules mesures provisoires, se posera également lors de l’examen de l’affaire au fond. En l’espèce, certains États parties à la Convention pourraient utiliser leur droit d’intervention à l’instance en vertu de l’article 63§ 2 du Statut de la Cour, afin de prendre part à ces débats. Dans l’affaire opposant l’Ukraine et la Russie, parmi les 32 États intervenants, nombre d’entre eux se concentrent sur la question de la compétence rationae materiae de la Cour. Dans l’affaire Gambie c. Myanmar, plusieurs États, dont la France, le Royaume-Uni et le Canada ont récemment fait une déclaration similaire indiquant qu’ils souhaitent se prévaloir de leur droit d’intervention en l’instance « [c]ompte tenu de leur intérêt commun à la réalisation des fins supérieures de la convention et de leur intérêt subséquent à sa bonne interprétation ». Si chaque instance est affaire d’espèce et que les réactions des États tiers à l’instance dépendent de considérations juridiques mais aussi politiques, liées notamment au degré de soutien apporté aux parties au différend, ces manifestations d’intérêt illustrent toutefois l’importance accordée à la question de la compétence de la Cour dont les décisions peuvent mener à un engagement de responsabilité d’un État souverain. Compte tenu des potentialités qu’offre la Convention sur le génocide pour permettre à la Cour de se prononcer (152 États ont ratifié le texte, pour certains avec des réserves concernant l’article IX), l’interprétation que peut faire celle-ci de ses dispositions est un sujet majeur pour les Parties à cet instrument juridique qui pourraient craindre de se voir opposer leurs obligations dans d’autres contextes régionaux ou internationaux.
Alors que le ministre des affaires étrangères de la Palestine saluait le jour même la décision de l’Afrique du Sud de saisir la Cour, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, déclarait : « Nous continuerons notre guerre défensive, dont la justice et la moralité sont sans équivalent. ». Quelles que soient les suites données à l’introduction de cette instance par les juges de La Haye, la tâche de maintien de la paix qui leur incombe est bien lourde au regard des tensions internationales que suscitent le conflit entre Israël et le Hamas. À n’en pas douter, les réponses ou les silences de la Cour ne manqueront pas de faire réagir les observateurs internationaux au regard d’un conflit qui suscite une forte polarisation des relations internationales et fait du droit une arme à manipuler avec prudence.